22

L’ours agrippé à mon dos avec ses petits doigts tout neufs, je descends le long de la gouttière. Des craquements inquiétants s’échappent de la conduite et des colliers de fixation. J’ai beau avoir un peu maigri, je suis encore trop lourd pour faire ce genre d’acrobaties, moi, et je ne sais pas comment je vais remonter tout à l’heure. Il faudra que j’emprunte une échelle chez un voisin.

Je me dirige vers la station de métro, doublé par les derniers retardataires qui agitent le fanion de l’équipe qu’ils soutiennent. La Nordville Star, celle de Boris Vigor, est nettement majoritaire, et je contourne un cadavre à qui les supporters ont fait manger son fanion du Sudville Club. Les incidents sont fréquents, les jours de match, mais c’est une soupape de sécurité, comme dit mon père, alors le gouvernement laisse faire. Les assassinats de supporters sont beaucoup moins dangereux pour la société que les dépressions nerveuses.

La camionnette bleu ciel est déjà sur place, et je me retourne pour regarder le dépuceur, dans sa combinaison turquoise, approcher du crâne du supporter l’appareil de récupération, un outil à mi-chemin entre la seringue et la perceuse. Fschhtt, blop, gling ! La puce aspirée atterrit dans une capsule en verre, direction l’usine de Recyclage et le CDE, le Centre de distribution des énergies. C’est ce qu’on apprend en instruction civique.

Je demande à l’ours, en le décrochant de mon dos pour le glisser dans mon blouson :

– Vous l’avez vue, son âme ?

– Y avait rien à voir, élude-t-il d’un ton sombre. Marche plus vite.

Deux coups de klaxon me font tourner la tête. Un coupé Arachide GTO s’arrête le long du trottoir.

– Tu vas au match ?

Mon cœur se noue. Un double nœud. Brenda Logan me sourit, le coude à la portière passager, assise à côté d’un Troc qui lui tient le genou comme si c’était son levier de vitesse. Je réponds avec un brin de froideur que oui, en effet, je vais au match.

– On t’emmène ?

– Accepte, ordonne Pictone planqué dans mon blouson. Si on arrive à temps, on essaiera de parler à Vigor avant le match.

Brenda est déjà descendue, bascule son dossier pour que je me glisse à l’arrière.

– Merci, Brenda. Bonsoir, monsieur.

Le Troc me glisse un regard mauvais.

– C’est mon voisin d’en face, lui explique-t-elle en se rasseyant. Thomas, je te présente Harold, le directeur de casting des pieds qui puent.

– Enchanté, dis-je en rendant son clin d’œil à Brenda.

– Sauf que c’est Arnold, mon prénom, riposte le Troc.

Je lui dis que je suis enchanté quand même, et qu’il est très serviable. Il démarre un peu brusquement, en reprenant possession du genou de sa passagère. Brenda dissimule à peine un mouvement de recul. Je suis rassuré de voir qu’apparemment, elle n’est pas amoureuse de ce blondasse à la carrure de crétin. C’est juste pour le travail et la voiture.

– Je ne savais pas que tu aimais le man-ball, me dit Brenda.

– Moi non plus. Enfin, toi non plus, je ne savais pas.

– J’ai deux billets première catégorie, me précise Arnold d’un ton agressif.

On dirait qu’il veut marquer son territoire, en présence d’un rival. J’adore. C’est très flatteur de rendre jaloux un vieux de trente ans.

– Alors c’est ça, ta Brenda, constate l’ours en glissant la truffe hors de mon blouson. Un peu vulgaire, non ?

Je remonte d’un coup la fermeture éclair.

– Aïe ! crie-t-il.

J’ai dû lui coincer des poils. Je m’en fiche. Personne n’a le droit d’insulter Brenda.

– Après le match, lui déclare le Troc, j’ai réservé une table chez Nardi, c’est interdit aux mineurs, faudra qu’il se débrouille tout seul pour rentrer chez lui, ton voisin, parce que j’ai réservé pour deux.

– J’avais compris, lui dit Brenda.

– Et est-ce qu’il a un billet, au moins ?

– Dis-lui que tu as gagné au concours de ton collège une place dans la tribune de l’Académie des sciences, me suggère l’ours.

Je m’abstiens, pour éviter d’alimenter la jalousie d’Arnold.

– Quoi qu’il en soit, il faut qu’on se débarrasse de lui, reprend Léo Pictone.

Là, je suis plutôt d’accord. Mais je ne vois pas comment.

À l’approche du stade, un embouteillage énorme recouvre sous les klaxons la clameur des supporters.

– Fais-moi tomber discrètement sur le sol, conseille Pictone.

J’écarte le bas du blouson. Il descend le long de ma jambe gauche, et rampe entre les sièges avant.

– On va manquer le début, ronchonne Arnold. Tu aurais pu être prête plus tôt, reproche-t-il à Brenda.

– Mais je peux encore rentrer chez moi, répond-elle sèchement.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire…

– Alors ne dis rien.

Le moteur s’arrête d’un coup. Je n’ai pas bien vu, mais je pense que Pictone a débranché un truc sous le volant.

– Qu’est-ce qui se passe ? s’informe Brenda.

– Je comprends pas, dit Arnold en essayant vainement de redémarrer. Elle sort de révision.

– Tu veux que j’aille regarder le moteur ?

– Non, non, elle est sous garantie ! Seul le réseau Arachide a le droit d’y toucher, sinon je perds la garantie. Hé ! c’est quoi, ça ?

– Un ours en peluche, répond Brenda en regardant le savant à plat ventre qui s’est figé entre leurs sièges, sur le chemin du retour. Il est sous garantie, lui aussi ?

– C’est à moi, dis-je en me penchant pour le ramasser vivement. Il est tombé de mon blouson.

– Il sera sage, au moins, pendant le match ? ironise Arnold, et il perd son humour aussitôt pour insulter les voitures bloquées derrière nous qui le klaxonnent.

– Appelle Arachide-Assistance, décide Brenda. On pousse ta caisse contre le trottoir, tu les attends, tu me donnes les billets pour qu’on les fasse valider, et on laisse le tien à l’accueil. Viens, Thomas.

– Oui mais, proteste le Troc.

On est déjà dehors, Brenda et moi, arc-boutés contre les ailes arrière, et il tourne ses roues vers le caniveau tout en donnant au téléphone son numéro d’assisté. On l’abandonne de bon cœur et on part vers le stade, le pas léger, doublant les autos qui marinent au ralenti dans leur odeur de friture.

– C’est bien tombé, cette panne, me dit Brenda. J’en pouvais plus de ce type.

– C’est un vrai Troc, dis-je pour confirmer.

– Doublé d’un Jteup. Je vois que tu as retenu la leçon. J’aurais jamais dû accepter de sortir avec lui. Mais quand t’en as marre de dire non, tu finis par dire oui pour avoir la paix, et les problèmes commencent. Je me fais avoir à chaque fois. Des nouvelles de ton père ?

– Non.

– C’est un cadeau de lui, cet ours ?

– Non.

– Et ta mère, elle te laisse sortir seul ?

Ça bouillonne dans ma tête. J’hésite à saisir l’occasion de lui parler du professeur Pictone.

– Non, Thomas, je t’interdis ! Je ne sens pas du tout cette fille.

Mais de quoi il se mêle, le plantigrade ? Qu’il arrête de lire dans mes pensées quand je suis avec une femme ! Brenda s’immobilise soudain, me prend le poignet.

– Dis donc, Thomas Drimm, maintenant qu’on a largué le Troc, on n’est pas du tout obligés d’aller à son match. Je t’offre un verre ? ajoute-t-elle en désignant un bar tranquille déserté par les supporters.

Le dilemme me serre l’estomac. Je sors le professeur de mon blouson.

– Thomas, rappelle-toi notre accord ! C’est le sort de ton père qui est en jeu ! Laisse tomber cette fille et demande à parler à Vigor !

– Wah ! s’exclame Brenda en me prenant des mains l’ours en peluche. Il a les lèvres qui remuent toutes seules, c’est marrant… Tiens, ça ne marche plus. Tu as un problème de piles ?

Je ne sais pas quoi répondre. Que ce soit pour dire la vérité ou la cacher, les mots se refusent.

– T’es spécial, toi. Tu t’entraînes pour un numéro de ventriloque à l’envers ?

Complètement largué, je la fixe en haussant les sourcils. Elle précise :

– Oui, un ventriloque, normalement, il articule avec la bouche fermée, pour faire croire que c’est son ours qui parle.

– Ben nous, c’est le contraire.

Ma phrase a jailli sans prévenir. Je me sens aussitôt libéré, soulagé, normal. J’ai choisi le camp de mon espèce. J’ai choisi le camp des vivants.

– Le contraire de quoi ? demande Brenda.

– Thomas, je t’interdis de me trahir ! crie l’ours.

– C’est vous qui vous êtes trahi, fallait fermer vot’gueule, c’est tout !

Je le reprends brusquement des mains de Brenda, à qui je précise que voilà : le ventriloque, en fait, c’est lui ; moi je dis ce qu’il me fait dire.

Elle se gratte le coin du nez.

– Génial. Et il dit quoi ?

– Il est très technique : vous comprendrez mieux que moi. C’est le professeur Léo Pictone, de l’Académie des sciences.

– Très honorée, dit-elle en lui serrant la patte. Vous savez que tout le monde est très inquiet de votre disparition, professeur.

– Je suis sérieux, Brenda.

– Moi aussi, me répond-elle. Le kangourou que tu as vu chez moi, quand j’étais petite, j’avais décidé que c’était le Prince Charmant qui attendait que je sois une femme pour reprendre sa vraie forme. Toi, c’est quand même plus original. Alors comme ça, tu rêves d’être un grand scientifique ?

– Je rêve qu’on me foute la paix, mais j’ai pas le choix ! dis-je avec violence, à deux doigts de craquer. Pictone s’est fait piquer son invention par Boris Vigor, alors faut que je le chope avant son match pour lui dire qu’on a retrouvé sa fille !

Elle sursaute.

– La petite Iris ? Mais elle est morte il y a trois ans.

– Justement ! Comme ça il fera innocenter mon père.

Elle me regarde avec une grande perplexité, m’ébouriffe les cheveux. Les gens courent autour de nous, se demandent s’ils ont des places à vendre, nous bousculent. Elle m’assied sur un banc, s’installe à côté de moi.

– Vous me croyez pas, hein ?

– Je te comprends, Thomas Drimm. C’est terrible ce qui t’arrive, avec ton père. Écoute, si tu veux qu’on te laisse approcher Boris Vigor, tu as un excellent moyen : ton ours.

– Je sais.

– Mais ne lui dis pas : « C’est le savant à qui vous avez piqué son invention. » Psychologiquement, ça me paraît pas terrible. Tu la connaissais, Iris ?

– Non.

– Il y a eu plein de reportages sur elle, au moment du drame. Le portrait craché de son père : jolie, débile, athlétique. Vous auriez le même âge, aujourd’hui. Tu n’as qu’à dire que c’était son ours à elle. Que vous aviez échangé vos jouets. Fétichiste comme il est, Vigor sera tellement heureux de le récupérer qu’il graciera ton père.

– N’importe quoi, grince Pictone entre ses lèvres serrées. N’écoute pas cette gourdasse ! On a élaboré une stratégie, toi et moi ; tu dois t’y tenir.

– Donne-le-moi, dit-elle en ôtant son foulard, je vais le féminiser un peu.

Elle me reprend le professeur, lui noue son foulard en jupette. Puis elle sort un tube de rouge à lèvres. Léo Pictone se laisse maquiller, pétrifié.

– On peut y aller, maintenant : il est crédible en jouet de fille, dit-elle en contemplant son œuvre.

Et on repart au pas de course vers le stade. La main dans la sienne et la peluche sous le bras, j’évite de croiser le regard du vieux savant devenu Léa l’oursonne.