– Où allons-nous ? demande le chauffeur de taxi.
Lentement, je repose sur mes genoux ce qui n’est plus qu’une peluche ordinaire. Le chauffeur demande à nouveau, avec une amabilité à pourboire, quelle est notre destination. Je réponds, la voix nouée :
– Place Léonard-Pictone.
La Tournesol 2-litres démarre dans un nuage de silence.
– Il avait déjà une place à son nom, avant d’être mort ? La classe, apprécie Brenda. Pourquoi tu m’emmènes là-bas ?
– C’est lui qui a dit…
– Ah bon ? J’ai pas vu. Il parle sans bouger les lèvres, maintenant ?
C’est fou comme les femmes s’habituent vite à une situation exceptionnelle. Ce qui étonne Brenda, à présent, c’est qu’une peluche puisse prononcer une phrase avec la bouche immobile. Cela dit, c’est sans doute moins une question de féminité que de whisky. Avec ménagement, je lui chuchote à l’oreille que Pictone ne répond plus.
– C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?
– Il voulait nous emmener à sa banque, pour nous ouvrir son coffre.
– Et merde, laisse-t-elle échapper. Donne.
Elle me prend l’ours des mains, et entreprend de lui faire la respiration artificielle.
– Allez… Bouge ! Reviens ! C’est pas sympa…
Dans son rétro, le chauffeur lui jette un regard solidaire.
– Ça tombe souvent en panne, les nounours, dit-il sur un ton concerné. Trop d’électronique, ça tue l’électronique. Enfin, c’est déjà une chance d’avoir un enfant. Ma femme et moi, on est restés seuls avec les jouets qu’on avait achetés d’avance.
Brenda ne fait pas de commentaires. Elle a l’air coincée qu’on me prenne pour son fils. Moi aussi, de mon côté, j’aimerais mieux passer pour son petit copain. Mais j’ai d’autres soucis en tête, là. Si les flics ont retrouvé le corps de Pictone, ils vont faire le lien avec ma mère qui travaille au casino d’à côté. Tout le mal que je me suis donné pour qu’on pense à un suicide, ça va se retourner contre moi. J’ai appelé le Service des personnes disparues au sujet du professeur, et ensuite j’ai dit à la police que je m’étais trompé en croyant l’avoir reconnu. On va découvrir qu’il a été tué par un cerf-volant, juste le jour où j’ai déclaré que j’avais perdu le mien : ça sent vraiment le roussi.
Je sursaute. L’ours vient de froncer la mousse de son front. Je croise le regard de Brenda. Elle a vu, elle aussi. Elle serre mes doigts avec force. Apparemment, elle est aussi rassurée que moi.
– Il se foutait de nous ? me glisse-t-elle à mi-voix.
– Non, il se rechargeait.
Après avoir tourné un moment dans un quartier d’immeubles murés qui attendent leur permis de démolition, le taxi s’arrête sur une petite place moche. Des tentes de SDF entourent la statue de Pictone où sèche du linge.
– Vous pouvez nous attendre ? dis-je au chauffeur.
Je descends ouvrir la porte de Brenda qui s’est endormie. Elle sort du taxi en regardant le paysage d’un air perplexe. Puis elle se rappelle le but du voyage, et son visage s’éclaire tandis que je lui prends la main pour traverser.
Coincée entre un charcutier bio et une agence immobilière, la Digibanque d’investissement des États-Uniques est un petit cube de béton entièrement automatisé. Depuis la dernière crise bancaire, le gouvernement a supprimé les banquiers pour que ça aille mieux, et chacun gère ses comptes à domicile. Normalement, on ne peut entrer dans les salles des coffres que si on est client et qu’on présente sa puce devant le scanner. Mais, en cas de panne, il y a un boîtier à l’ancienne où l’on peut taper son code de secours.
– Y 213 B 12 24, dit l’ours.
La porte coulissante s’ouvre en nous disant bonjour monsieur Pictone. Il nous pilote jusqu’à la chambre forte, où un autre code ouvre le sas blindé. On se retrouve dans une grande salle en acier parfumée aux fruits de la passion. Le coffre 1432 est un peu haut pour moi : c’est Brenda qui manœuvre la molette des chiffres que je lui donne sous la dictée du professeur. Le battant s’entrebâille dans un clic. Sur l’étagère, il y a un Monnayor pour transférer ses placements sur le compte courant de sa puce, des dossiers dans un sac d’hypermarché en bioplastique, et un écrin de cuir rouge que Brenda ouvre immédiatement.
– Wah ! s’exclame-t-elle en découvrant le contenu.
– Les quatre-vingts ans de ma femme, soupire l’ours. C’est dans un mois. Je voulais que ce soit une vraie surprise, alors je lui ai fait monter en cachette huit diamants sur ce bracelet de famille. Ça m’a coûté mon assurance vie, mais je pensais que ça lui ferait tellement plaisir. Évidemment, à présent que je suis mort…
Il écarte les pattes, désabusé.
– J’ai toujours cru qu’elle partirait avant moi, avec tous les cancers qu’elle a eus… Alors je voulais lui organiser une fête inoubliable, pour garder d’elle au moins un beau souvenir. La grande fête que je n’avais jamais eu le temps de nous offrir, tellement j’ai travaillé dans ma vie…
Il observe une minute de silence à sa propre mémoire, puis enchaîne :
– Le Monnayor, c’est ce que j’avais mis de côté pour construire mon canon à protons. Dis au Dr Logan de se virer le montant.
– Tout ?
– Tout.
Je donne à Brenda la bonne nouvelle. Sans un merci, comme s’il s’agissait d’un dédommagement normal, elle ventouse l’électrode sur son crâne, au niveau de sa puce, et met le Monnayor sous tension pour effectuer le transfert de fonds. Je demande au professeur, avec un brin de méfiance, s’il veut qu’on s’en serve pour faire libérer mon père. Parce que la corruption, c’est assez dangereux : souvent les corrompus encaissent le pot-de-vin et ne font rien.
Les chiffres défilent sur l’écran digital, puis s’immobilisent dans un bip.
– Huit cents ludors ! s’exclame Brenda, éblouie.
– C’est impossible ! sursaute l’ours. Il y en avait quatre mille !
– J’étais à moins trois mille deux, explique-t-elle. Première fois depuis trois ans que je ne suis plus dans le rouge ! Merci, Léo.
Elle lui pose une bise sur la truffe. Sans faire de commentaires, il se tourne vers moi, et m’invite d’un ton sec à consulter les dossiers qui sont restés dans le coffre. Je vide le sac d’hypermarché sur l’une des petites tables en acier disposées dans la salle. On s’assied autour, et je propose à Brenda de feuilleter à ma place les pages de calculs et de conclusions scientifiques. Vu mon niveau, il vaut mieux qu’elle se mette au courant toute seule.
– C’est effrayant, murmure-t-elle au bout d’un moment.
– Ça parle de quoi ?
Elle relève les yeux, me prend les mains d’un air égaré.
– Qu’est-ce qu’il attend de toi exactement, Thomas ?
L’ours demeure silencieux, assis sur la table entre nous. Je réponds pour lui, de mémoire :
– Il veut qu’on aille demain dans un congrès, à Sudville, pour convaincre ses collègues de fabriquer un canon à protons. C’est un machin pour détruire le Bouclier d’antimatière.
– Mais, attends, s’ils le détruisent…
Brenda s’interrompt, angoissée, reprend la lecture du rapport scientifique. Les minutes passent dans le bourdonnement léger de l’air conditionné. Avec un claquement de langue, elle referme brusquement le dossier, et se lève pour faire les cent pas.
– C’est dément, Thomas ! Jusqu’à ce matin, je croyais que l’au-delà n’existait pas, et maintenant il faudrait que je t’aide à sauver les morts ?
Je précise :
– Surtout les enfants… Comme la fille de Vigor.
– Attends, je récapitule. Ce que je viens de lire, là, sous forme de mécanique quantique et de physique ondulatoire, tu sais ce que ça prétend prouver ? En plus de notre puce recyclée en énergie quand on meurt, on aurait tous une âme, une sorte de satellite de nous-mêmes, avec nos souvenirs et nos émotions, qui se retrouverait bloqué sur Terre par le Bouclier d’antimatière.
– C’est ce qu’il m’a dit, oui, en gros.
– Lequel Bouclier ne servirait pas à nous protéger des missiles tirés par des nations ennemies qui n’existent plus, mais à empêcher l’exode des morts vers le Paradis.
– Voilà.
– Parce que, d’après ton Pictone, ce qui alimente le pays en énergie renouvelable, ça n’est pas ce qu’on nous raconte. Ça ne serait pas la puissance que toute une vie de travail mental et de gains au jeu a donnée à notre puce : ça serait la souffrance, la force de colère, la vibration de refus qui émanent des âmes emprisonnées dans le monde matériel.
– Ça, il ne m’a pas tout expliqué, mais faut dire que j’ai pas non plus un niveau terrible…
– La souffrance humaine comme source d’énergie… Attends, mais c’est monstrueux ! Et là, scientifiquement, sur la mesure et la conversion des ondes psychiques, si je me réfère à mes cours de fac, je n’ai rien à dire. Ça tient debout, ce que j’ai lu, Thomas ! C’est monstrueux, mais ça tient debout !
– Donc, il a raison ?
– Je n’ai pas dit ça ! On peut très bien calculer juste et penser faux. Raisonner bien et agir mal. Je vois une seule chose, moi, là, par rapport à toi. De son vivant, Pictone avait décidé de détruire sa propre invention, pour libérer les âmes prisonnières des machines qui recyclent nos puces. Et maintenant, il veut que tu prennes la relève. Que tu sabotes à sa place le Bouclier d’antimatière, au péril de ta vie.
– C’est ça.
– Et pourquoi tu ferais ça pour lui ? lance-t-elle dans un sursaut. C’est même pas quelqu’un de ta famille !
Une immense détresse me plombe de l’intérieur.
– C’est bon, vas-y, soupire l’ours. Dis-lui.
Le cœur au bord des lèvres, j’avoue tout à Brenda. Mon cerf-volant, ma rencontre sur la plage avec Léo Pictone, le coup de vent, mon crime involontaire et mes efforts pour le dissimuler en suicide. Elle me considère avec un mélange de stupeur, de consternation et de respect. Je m’attendais à ce qu’elle m’engueule ou qu’elle me plaigne, mais c’est bien autre chose. On dirait qu’elle s’identifie à moi. Dans l’enchaînement de mes actes comme dans leurs conséquences.
– Il te fait le coup du chantage affectif, c’est ça ? Il te laisse le choix entre le remords et la soumission. Ils sont vraiment dégueulasses, les mecs…
– C’est pas pour le défendre, mais il n’a plus que moi.
Elle s’insurge, l’air vraiment indignée :
– Mais tu es un enfant, Thomas !
Je me redresse, la moue virile et le menton en avant :
– Non, je suis un ado ! Je suis assez grand pour décider ce que je veux faire ou pas !
Je marque un temps, en voyant qu’elle me toise avec une méfiance nouvelle. Apparemment, vu ce que les hommes lui ont fait subir avant moi, je n’ai pas intérêt à trop jouer les machos. J’ajoute d’une voix plus douce :
– Mais je peux rien faire sans toi, Brenda.
Elle tourne vers l’ours un regard où brille soudain une lueur différente.
– Et pourquoi tu ne l’échangerais pas ?
– La police te soupçonne, Thomas. Ils ont arrêté ton père pour le faire parler, ou pour avoir un moyen de pression sur toi. C’est clair. Ça veut dire qu’ils savent ce que mijote ton petit copain. Ils savent qu’il est mort et que tu le planques dans ton ours. Qu’est-ce qui est le plus important, à tes yeux ? Devenir un terroriste pour accomplir les dernières volontés d’une peluche, ou faire libérer ton papa ? Ils veulent Pictone : donne-le-leur.
L’ours bondit soudain de la table, et entreprend de courir vers la porte sur ses pattes malhabiles. Brenda se baisse, l’attrape par le collet. Il mouline, impuissant, à un mètre du sol.
– Dis-lui de me lâcher, Thomas !
– Ça marchera pas, Brenda ! J’ai bien vu, quand j’ai voulu aller le rendre à sa veuve ! Il se tait, il ne bouge plus, il fait semblant d’être une peluche normale : personne me croira !
Pictone tourne la tête vers moi et déclare, brusquement calmé, sur un ton de froideur digne :
– C’est une question d’enjeu, gamin ! Ne t’inquiète pas : s’il s’agit de sauver ton père, je parlerai sous la torture.
Je le dévisage, abasourdi. Il a cessé de gigoter, entre les doigts de Brenda. Sentant un revirement, elle le repose sur la table.
– Ta voisine a raison, Thomas : il faut que je me sacrifie, c’est la seule solution.
Je proteste, par politesse. Il repousse mon objection d’un coup de patte, enchaîne :
– On va passer un accord. Si vous partez demain au congrès de Sudville transmettre mes travaux à mes collègues et les convaincre de détruire le Bouclier, j’accepte de me constituer prisonnier en échange de ton père.
Bouleversé, j’interroge Brenda du regard.
– Qu’est-ce qu’il a dit ?
Je lui rapporte la proposition de Léo. Une grande perplexité s’installe sur son visage.
– Et tu crois que tu peux lui faire confiance ?
Je rassemble mes souvenirs et mes émotions ; tout le bilan des deux jours passés avec mon ours hanté. Je réponds oui, gravement. Brenda objecte :
– Mais ça changera quoi, si on détruit son Bouclier ? Tu crois que ça foutra par terre cette société de merde ? Tu crois que ça suffira pour renverser le gouvernement, faire la révolution et revenir trente ans en arrière, au temps où on vivait sans puces dans un monde libre ? C’est la vie qu’il faudrait changer, Thomas, pas la mort !
– C’est déjà un début…
Elle secoue la tête en passant la main dans mes cheveux. Elle dit, avec beaucoup plus de douceur :
– J’ai rien à perdre, moi, personnellement. Mais toi, c’est ton avenir que tu joues.
Dans un cri du cœur, je réponds :
– J’en avais pas, avant de te connaître. Là, toi plus moi, on peut devenir les plus forts du monde.
Elle me fixe, à la fois touchée et pas dupe. Les illusions, visiblement, c’est pas son truc.
– Allons-y, soupire-t-elle. Au moins, on aura essayé quelque chose.
Elle me lance l’ours. Je le range dans le sac d’hypermarché au milieu de ses dossiers. Elle remet le Monnayor vide sur l’étagère métallique, hésite devant le bracelet de diamants. Avec un haussement d’épaules, elle fourre l’écrin dans notre butin, referme le battant, et on quitte la salle des coffres.