27

À tâtons, ma main éteint le réveil. La chaleur d’un rayon de soleil me caresse le visage. Je me sens bien. Tout dégagé, tout léger, tout libre. Je me dis que tout ce que j’ai vécu, depuis la tempête où j’ai perdu mon cerf-volant, toute cette folie furieuse n’est qu’un long cauchemar dont je me réveille enfin.

J’ouvre un œil. L’ours est assis contre le coffre à jouets, sa place habituelle, immobile et de travers. Je souris et je referme les paupières. Tout va bien. Ma couette est chaude, et le sommeil me réclame encore un petit peu. Je sens la bonne odeur du café au lait qui monte de la cuisine. Je me dis que mon père est à la maison, que ma mère n’a aucun souci dans son travail, que je ne suis qu’un préado normal avec un problème de poids, une voisine canon qui ne sait pas que j’existe et des jouets désaffectés pour faire semblant, de temps en temps, d’être encore un peu un enfant. Je me rendormirais bien, mais, quand je pense à Brenda, ça me donne terriblement faim.

Je m’étire, me lève et vais ouvrir le store de ma lucarne. En fait, il pleut. Le soleil, c’était le spot de l’étagère qui était resté allumé. Ça ne sent pas non plus le café au lait, finalement : juste la bouillie de céréales édulcorée qui est censée me donner des forces en me coupant l’appétit. J’entends ma mère s’énerver en bas au téléphone avec son avocat, pour savoir dans quelle prison on a inscrit mon père.

– Je ne quitte pas, non. Thomas, enchaîne-t-elle en criant, lève-toi, c’est l’heure ! J’ai prévenu le collège que tu avais rendez-vous ce matin avec le Dr Macrosi, et ça tombe bien : ta prof de physique est absente. Dépêche-toi ! Oui, maître, je suis là, reprend-elle plus bas. Autre chose : ma responsabilité professionnelle est-elle engagée, dans le cas d’une tentative de suicide chez le gagnant d’un jackpot ?

L’estomac noué, je me tourne lentement vers l’ours en peluche inanimé. Il lève un doigt vers son front.

– Salut, gamin. Bienvenue dans la réalité.

Je ronchonne :

– Ça va, hein.

– Bien fondu ?

Je baisse les yeux, sursaute. Je remonte ma veste de pyjama, abasourdi. Mes bourrelets ont disparu. Mon ventre est plat. Tout plat. Quasiment creux.

– Comment vous avez fait ?

– Je n’ai rien fait, gamin. C’est toi qui développes tes pouvoirs sur l’infiniment petit. Tu as mobilisé tes protéines, transformé ton chagrin d’amour en arme de combat, et tu as brûlé tes graisses en représailles.

Je laisse retomber mon pyjama, partagé entre le bonheur fou et l’angoisse raisonnable.

– Mais… elles ne vont pas revenir, les graisses ?

– Bien sûr que si. Seulement, maintenant, tu connais ta puissance de feu. Elles aussi. Alors tu peux négocier. Parler aux aliments que tu ingurgites, les apprivoiser, les présenter aux cellules de ton corps pour éviter les conflits qui font grossir. Qu’est-ce que tu regardes ?

Je me suis arrêté devant le Boris Vigor en latex, pendu par un pied à l’étagère, la tête en bas. Dans un réflexe bizarre, comme une forme de respect, je lui prends le cou entre deux doigts et l’assieds sur ses fesses.

– Fourre-moi cet abruti dans le placard, marmonne Pictone. Il ne faut pas compter dessus. Je me suis branché sur lui : échec complet. Il ne nous a pas crus, et il a déjà oublié les menaces ridicules de ta Brenda. Personne ne peut rien contre lui ; il le sait bien.

Je regarde la figurine du ministre, mal à l’aise. J’ai l’impression que le professeur se trompe, ou qu’il me cache quelque chose.

– Tu commences à évoluer, Thomas, constate-t-il sur un ton de tristesse. Ta pensée est de plus en plus claire… Bientôt, tu n’auras plus besoin de moi.

Il s’interrompt un instant, comme s’il tendait l’oreille à mon cerveau. Il acquiesce :

– C’est vrai, tu as raison : j’ai un problème avec Boris, indépendamment de ce qu’il projette. En fait, il ne projette plus rien. Quand je le visualise, il ne répond pas. Au niveau vibratoire, ça sonne dans le vide.

Saisi d’une angoisse soudaine, je désigne le jouet en costume-cravate sous son équipement de man-ball :

– Ne me dites pas qu’il est mort… et qu’il s’est réincarné là-dedans !

L’ours en peluche soutient mon regard sans répondre. Je saisis la figurine, je la secoue, demande malgré moi :

– Monsieur le ministre, vous êtes là ?

– Tu as un message, dit Léo Pictone.

Je me tourne vers mon portable qui clignote sur l’étagère. En reconnaissant le numéro, mon cœur s’emballe. J’affiche le texto :

 

Viens chez moi dès que tu peux. Urgent.

Brenda.

 

– Thomas, descends ! crie ma mère. J’ai besoin de toi.

Je crispe les doigts, agacé qu’on vienne saccager l’émotion qui a jailli de mon écran. Brenda Logan veut me voir. Brenda Logan m’a pardonné. Brenda Logan m’appelle au secours. C’est dingue, la vitesse avec laquelle le fond du gouffre se transforme en tapis volant.

– Bon, débarrasse-toi de ce Dr Macrosi et passons aux choses sérieuses, dit l’ours.

Je lui rends son regard, pensif. Puis je vais prendre le rouleau de sparadrap dans la salle de bains, j’attrape l’académicien et je le fixe sur mon ventre.

– Qu’est-ce que tu fais ?

– Un faux bide. Ma mère ne croira jamais que j’ai maigri tout seul. Je vous enlèverai discrètement en me déshabillant, je dirai au médecin que ma mère me voit gros parce qu’elle a des angoisses de psy, et qu’il ne faut pas la contrarier. À elle, je dirai qu’il m’a donné un truc miracle pour maigrir en restant chez moi, au lieu d’aller dans un camp.

– Et tu crois que ça suffira ? grogne-t-il, la truffe contre mon absence de bourrelets.

– Évitez de bouger, dis-je en enfilant mon sweat par-dessus le dos du professeur. J’arrive, maman !

Je la trouve à la cuisine, adossée au frigo. Elle écarte un instant le téléphone de son oreille pour me dire qu’elle attend du neuf au sujet de mon père, et qu’il faut passer d’urgence à la teinturerie récupérer son tailleur beige : elle vient de faire une tache sur son blazer à cause de ma bouillie de céréales.

– J’y vais, maman, pas de problème.

– Et dépêche : il faut qu’on soit partis dans un quart d’heure. Non, non, maître, je ne quitte pas, enchaîne-t-elle vivement dans son portable.

Je fonce à l’extérieur, traverse la rue, m’engouffre dans la cage d’escalier de l’immeuble neuf qui tombe en ruine. On dira qu’il y avait la queue à la teinturerie. La porte s’ouvre trois secondes après mon coup de sonnette.

– Merci d’être venu ! dit Brenda en me serrant dans ses bras.

Je rentre le ventre – enfin, l’ours – pour cacher mon secret. La gorge contre ses seins, je me rappelle soudain mon rêve de tout à l’heure, quand j’étais une feuille et que je la regardais me peindre.

– Thomas… Il m’arrive une chose incroyable.

Brenda m’écarte de son corps, le regard fébrile. Je la dévisage en affichant un air protecteur.

– Qu’est-ce qui se passe ?

J’ai dû parler fort, pour couvrir la musique sinistre qui s’échappe de la télé.

– Boris Vigor, articule-t-elle dans un effort.

– Oui ? Il t’a contactée ? dis-je avec espoir. Il a pu faire quelque chose pour mon père ?

Au lieu de répondre, elle se tourne vers la télé, où la façade d’un ministère est remplacée par la tête lugubre d’une présentatrice qui récite :

– Les réactions se multiplient, depuis l’annonce officielle du drame, il y a quelques minutes. Le ministre de l’Énergie, Boris Vigor, est décédé cette nuit des suites des blessures reçues lors du championnat de man-ball à Nordville.

Je me tourne vers Brenda, catastrophé. Elle attrape la commande, éteint la télé. Je balbutie :

– C’est pas possible !

– Il y a pire.

Elle se tourne vers son vieux sac-éponge en forme de kangourou.

– Ah non ! gémit l’ours contre mon ventre.

– Je te demande pardon, Thomas, fait Brenda en se laissant tomber dans un fauteuil. Je ne t’ai pas pris au sérieux… Pour moi, un fantôme dans une peluche, c’était juste impossible… Mais ce matin, pendant que je finissais ce tableau…

Elle désigne la toile retournée contre le mur. Puis son doigt revient lentement vers le kangourou.

– Brandon s’est mis à bouger. À parler… Enfin, des sons incompréhensibles, des borborygmes… et puis plus rien.

Je vais examiner l’animal en éponge qui paraît totalement inerte.

– J’ai rêvé, tu crois ? demande-t-elle d’un ton paumé. Dis-moi que c’est une hallucination. Ou alors… Quand tu es venu hier, tu as installé un truc téléguidé comme sur ton ours, pour me faire une blague. Hein, c’est ça ?

Elle a l’air d’y croire encore moins que moi, mais avec un visage tellement suppliant que je réponds d’une moue vague, pour ménager le choc. Elle me tourne le dos, allume une cigarette. Si elle se fait prendre, avec un mineur à proximité, c’est dix ans de prison. Un petit frisson me remonte le moral. C’est bon de sentir qu’elle a confiance en moi.

– Vigor s’est bien infiltré dans le kangourou, confirme Léo Pictone sous mon sweat-shirt. Mais il n’a pas le niveau suffisant pour animer intelligemment la matière. Parvenir à échanger des informations motrices avec des molécules synthétiques, ça demande un degré d’évolution très supérieur au sien. Et un travail incroyable, j’en sais quelque chose.

Je demande, perturbé :

– Mais qu’est-ce qu’il fait ici ? Pourquoi il n’est pas venu chez moi ?

Croyant que je m’adresse à elle, Brenda tourne vers moi un regard tendu.

– Ne me parle pas, répond l’ours. J’essaie d’entrer en connexion avec Boris.

Mes yeux se posent sur la toile contre le mur. Sans demander l’autorisation à Brenda, je la retourne, et mon sang se fige.

– Je n’arrivais pas à dormir, dit-elle sur un ton de justification.

Elle a peint un grand chêne dont les branches, convergeant vers la droite, essaient de retenir une petite fille qui tombe de la cime. D’accord, j’ai compris. La même force impérieuse qui a conduit l’âme de Pictone à se glisser dans mon ours, parce que j’étais son meurtrier, a poussé le ministre à s’introduire dans un kangourou à proximité de la femme qui peignait la mort de sa fille.

– OK, raisonnons par l’absurde ! me lance Brenda, soudain agressive. S’il n’y a pas de trucage, pourquoi j’aurais entendu la voix de Vigor, ce matin, et pas celle de Pictone, hier soir ?

Je lui donne la réponse. Elle ne connaissait pas Pictone ; il n’y avait entre eux aucun lien d’émotion.

– Et toi, c’était quoi ton lien avec Pictone ?

– Ne lui dis rien ! barrit l’ours.

J’improvise :

– La prof de physique l’a fait venir en cours, un jour, pour qu’on lui pose des questions. Les autres se moquaient de lui parce qu’il était tout vieux et tout gâteux, alors il m’a fait pitié et on a sympathisé.

– Pas très flatteur, mais crédible, commente l’intéressé.

– Résultat, conclut Brenda, il meurt et il te choisit… Mais c’est n’importe quoi, Thomas, réfléchis deux minutes ! crie-t-elle soudain. J’ai perdu tous les gens que j’aimais, moi ! Si ça marchait comme ça, la mort, y aurait toute ma famille dans ce kangourou, et pas un connard de ministre à qui j’ai dit trois mots !

Je baisse les yeux. Ça me fait mal de ne pas pouvoir lui dire la vérité. J’ai honte de trahir sa confiance. C’est injuste et, si ça se trouve, c’est idiot. Peut-être qu’elle m’aimerait quand même, si elle apprenait que j’ai tué un homme. Peut-être même qu’elle m’aimerait davantage. On ne sait jamais, avec les femmes.

– Ce n’est pas ta cote d’amour qui est en jeu, ronchonne Pictone, c’est ma sécurité. Si quelqu’un apprend où se trouve mon cadavre et qu’on me dépuce, tout est fini, Thomas, tu le sais.

– Et s’il m’a parlé, poursuit Brenda d’un air buté en désignant son kangourou, pourquoi maintenant il ne dit plus rien ? Pourquoi il ne bouge plus ?

J’écarte les bras pour lui expliquer, fataliste. C’est toute la différence entre un physicien de l’Académie des sciences, même tout vieux, et un champion de man-ball abruti par la vie dorée des ministères. L’un a trouvé aussitôt le mode d’emploi de la matière inerte ; l’autre s’est désagrégé dans un milieu inconnu, sous l’action de molécules hostiles qui l’ont rejeté comme un corps étranger.

– Et pourquoi ça tomberait sur moi ? proteste-t-elle, véhémente. J’ai pas assez de merdes comme ça dans ma vie ?

Je compatis, lèvres closes. Je ne pense pas que le ministre ait choisi de lui-même ce kangourou pour dernière demeure. C’est l’émotion de Brenda qui l’a aspiré malgré lui, alors que, logiquement, sa volonté posthume de m’aider pour mon père aurait dû l’orienter vers mon Boris Vigor en latex. Se réincarner dans un jouet à son image, ça doit quand même être plus simple. Question d’ego. D’un autre côté, c’est vrai qu’on lui avait demandé, au cas où il aurait du neuf pour mon père, de contacter plutôt Brenda. L’espoir renaît d’un coup.

– Ne t’emballe pas, Thomas, dit le professeur scotché sous mon sweat. Si Boris est mort dans la nuit et que son âme est en libre circulation, c’est qu’on ne l’a pas encore dépucé. Et ça, franchement, c’est bizarre.

– Pourquoi ?

– Sa puce cumule 75 000 yods : il a fêté son record le mois dernier. C’est une énergie colossale que le gouvernement ne peut pas laisser perdre.

– Peut-être qu’ils attendent pour lui faire un Dépuçage national.

– Je n’ai pas d’infos, dit Pictone. Tout ce que je sais, à l’heure actuelle, c’est que l’esprit de Boris est englué dans les molécules de ce kangourou. Et qu’une puce qu’on laisse dans un cerveau mort perd mille yods à l’heure.

– Tu es en téléconférence avec ta peluche ? s’informe Brenda en se servant un verre de whisky. Ça marche à distance, maintenant, vous deux ?

J’hésite à lui confier que mon interlocuteur est scotché à la place de mes bourrelets. Ça lui ferait trop de miracles pour aujourd’hui. Elle avale une gorgée, ferme les yeux un instant avec une grimace, puis enchaîne :

– Écoute, mon petit Thomas, je t’ai dit que j’étais rationaliste, mais je ne suis pas non plus débile. J’ai vu remuer à jeun ton ours et mon kangourou, et j’ai même cru entendre parler Brandon. OK. J’assume. Il y a une seule explication possible : les pouvoirs inconnus du cerveau. La télékinésie, faire bouger des trucs à distance par la force de la pensée, ça s’est déjà fait en laboratoire. Une histoire d’ondes cérébrales électromagnétiques qui peuvent influencer la matière. C’est avéré, mais non-scientifique, puisque ça ne marche pas à tous les coups…

Je la laisse divaguer : ça lui fait du bien d’aller sur un terrain connu.

– Donc, c’est nous-mêmes qui créons ce phénomène, à notre insu. Ensuite, notre inconscient nous persuade que c’est un fantôme qui parle. Mais, en fait, c’est nous qui programmons un objet pour nous faire croire que c’est un mort réincarné, dans le but de combler nos manques et d’apaiser nos angoisses. Tu me suis ?

Je n’écoute pas. Je viens de me dire que Pictone, comme Boris Vigor, perd mille yods à l’heure depuis que sa puce se décharge dans son cadavre, et je m’inquiète des conséquences.

– Ne t’en fais pas pour moi, me rassure-t-il en captant ma pensée. Ce qu’on perd, c’est de l’énergie recyclable en machine, pas de l’intelligence ni de la mémoire. J’en suis la preuve vivante, si je puis dire, après quarante heures de mort. Mais tu as raison : il faut qu’on réanime l’âme de ce crétin de Vigor, sans perdre de temps. Qu’on l’aide à délivrer son message, s’il en a un.

Je regarde Brenda vider son verre et retourner s’asseoir sur un pouf, le plus loin possible de son kangourou. Brenda, Brandon… Elle devait se sentir bien seule, quand elle était petite, pour s’inventer ce genre de Prince Charmant. Moi, je n’ai jamais donné de nom à mon ours. Ce n’était qu’un élément de déco. Pour rêver, j’avais mon père.

– Comment ça se déprogramme, un kangourou ? s’interroge Brenda, qui a repris le dessus grâce au whisky. Si je le passais en machine à 30, sur « textiles délicats » ?

Avant même d’entendre la réponse de Pictone, je proteste :

– Surtout pas ! On a besoin de Boris. Mets-le près de sa fille devant le tableau : ça le maintiendra en veille.

Elle se redresse, crispée.

– Thomas, tu as écouté ce que je t’ai dit ? Il n’y a pas de Boris Vigor dans ce kangourou ! C’est nous qui créons ces manifestations !

– Bien sûr : tu as pensé à Boris, tu as peint sa fille, et il est là parce que ton cerveau l’a fait venir. On est bien d’accord.

Elle s’entoure les épaules de ses bras, comme si elle avait soudain froid. Ça ne lui plaît pas trop que je détourne son explication rationnelle. Ou alors c’est ce qu’elle attendait. Les femmes, d’après mon père, quand elles disent non ça veut dire oui.

– Tu fais quelque chose, aujourd’hui, Brenda ?

– Plusieurs castings qui ne déboucheront sur rien, oui, pourquoi ?

– Écoute, j’ai une idée. De toute façon, on a le même problème de cerveau, toi et moi : on est obligés de le régler ensemble. Tu me fais confiance ?

Elle a une moue en coin qui signifie clairement : « Est-ce que j’ai le choix ? »

– Là, faut que je file chez mon nutritionniste, mais je vais m’arranger pour revenir très vite. Je t’appelle.

Je m’approche d’elle. Elle est tellement touchante, affalée de travers sur son pouf, les doigts joints entre les genoux, pas maquillée, avec ses yeux de nuit blanche. Je pose les mains sur ses épaules dans un geste de protection masculine.

– Courage, Brenda. Je suis là. Je veux dire : j’existe.

– OK. Je te signale tout de même que si tu existais ailleurs, ma vie serait plus calme.

Je prends ça comme un compliment, et je détale à toute allure.

De retour à la maison, je trouve ma mère en train de se noircir les paupières. Elle m’annonce, d’un ton triomphant, que mon père est tiré d’affaire : elle vient de faire intervenir le ministère du Hasard, en la personne de M. Burle. Son « contact », comme elle dit en détournant les yeux de mon reflet dans la glace. M. Burle lui a confirmé que la garde à vue s’achevait, et qu’il avait obtenu qu’on transfère son mari en cellule de dégrisement au ministère du Bien-Être. Une cure de désintoxication gratuite et obligatoire pour les innocents interpellés en état d’ivresse.

Je sens une tension contre mon ventre. L’ours n’y croit pas vraiment, et moi non plus. Il est urgent d’agir, mais une chose après l’autre.

– Il a failli me faire mourir d’angoisse, dit ma mère en redessinant sa ligne de sourcils. Plus jamais ça, je te préviens ! Je lui mettrai les points sur les i, quand il rentrera.

– Il rentre quand ?

– En principe, ils le désintoxiquent pendant vingt-quatre heures : qu’il en profite ! Ses perversions narcissiques d’autodestructeur, je vais y mettre un terme, moi, une fois pour toutes ! Heureusement, j’ai une bonne nouvelle : mon gagnant de dimanche est sorti du coma. Et mon tailleur ?

J’ai du mal à saisir l’enchaînement.

– La teinturerie ! s’énerve-t-elle. Mon tailleur beige !

J’improvise :

– Il n’est pas prêt.

– Mais je n’ai rien d’autre à me mettre, Thomas ! Je ne peux pas me présenter devant le Dr Macrosi avec une tache !

– C’est moi son malade, non ?

Elle me dévisage, sidérée. La première fois de ma vie que je la remets à sa place. Faudra qu’elle s’y habitue : c’est un effet secondaire de mes nouveaux pouvoirs.

– Allez, vite, maman ! Je vais être en retard.

Je lui tends les clés de sa voiture. Elle les prend sans rien dire, range son maquillage, attrape son blazer taché et m’emboîte le pas, déstabilisée.

Personnellement, je trouve ça assez super de devenir un homme. Ça ne compense pas l’absence de mon père, mais j’ai l’impression de le venger.