– Drimm, répétez ce que je viens de dire !
Je me réveille d’un bond. C’est galère, ces absences que j’ai tout le temps, cette manie de m’endormir sans m’en rendre compte. Ma mère dit que c’est à cause de ma préobésité. La graisse, d’après elle, ça fait somnifère.
– En hommage à ma disparition, me souffle l’ours en peluche dans mon sac, elle a dit qu’elle allait parler de ma découverte principale : l’antimatière.
Je me lève en récitant d’une traite :
– En hommage à la disparition du professeur Pictone, on va parler de sa découverte principale, l’antimatière.
Mlle Brott hoche la tête, lèvres pincées, et reprend son cours de physique.
– C’est faux, enchaîne l’ours. Je n’ai pas découvert l’antimatière : j’ai trouvé le moyen de la fabriquer et de la stocker sous vide, en la faisant tourner dans un anneau entouré d’aimants, c’est tout. Explique-lui.
– Restez tranquille, dis-je en donnant un coup de pied dans mon sac.
– Ce que j’ai découvert, c’est le pictonium : l’antimatière indifférenciée qui prend spontanément, par mutation photonique, les caractéristiques inverses de la particule qu’elle rencontre.
– Mais taisez-vous : on n’est pas tout seuls !
Mlle Brott se tourne vers moi, l’air crispée.
– Thomas Drimm, au lieu de vous agiter, articule-t-elle dans un sourire sadique, expliquez-nous plutôt ce qu’est l’antimatière.
Je lui rends son sourire, en affrontant son regard de vieille petite fille momifiée. Déjà qu’elle m’a dans le nez, ça va être ma fête.
– C’est le contraire de la matière, mademoiselle.
– C’est-à-dire ?
– Ça n’existe pas.
Un soupir agacé filtre entre ses lèvres pâles.
– Indépendamment de l’actualité du professeur Pictone, je vous rappelle que l’antimatière est une matière au programme. Vous devriez connaître sa définition.
– E = 1,5 × 10-10 joule, souffle mon ours en peluche. Soit 0,94 gigaélectronvolt : c’est l’énergie nécessaire pour produire une antiparticule dans un milieu composé de matière.
Je répète la formule, consciencieusement.
– Ne dites pas n’importe quoi ! jette Mlle Brott avec un coup de règle sur son bureau. Quand on ne sait pas, on se tait.
– Quelle mauvaise foi ! s’indigne l’ours. Bon, explique-lui de façon plus simple. Soit E l’énergie au repos de la particule, m sa masse et c la vitesse de la lumière dans le vide. À partir de la formule d’Einstein E = mc 2, je pose m = 1,6 × 10-27…
– Attendez, vous allez trop vite !
Mlle Brott, en train d’écrire au tableau la lettre H, se retourne vers moi dans un mouvement d’impatience :
– Non, je ne vais pas trop vite ! La faute est à celui qui ne suit pas, Thomas Drimm ! Pour vous faire comprendre, je prends l’exemple de l’hydrogène. Qui peut me dire ce qu’est l’antihydrogène ?
– Un positron, souffle la voix dans mon sac, c’est-à-dire un électron chargé positivement qui tourne autour d’un antiproton. Dis-le à cette gourdasse, qu’elle apprenne au moins quelque chose.
Je balance un nouveau coup de pied pour qu’il se taise. Le sac tombe dans l’allée et s’ouvre, libérant une patte en peluche comprimée entre les cahiers. Un rire éclate, un deuxième. Je redresse aussitôt le sac, je renfonce la patte de l’ours et je referme le bouton-pression. Mais la classe entière s’esclaffe en me montrant du doigt, sauf Jennifer qui me regarde d’un air navré. On est les deux seuls à venir d’ailleurs, à avoir connu des écoles meilleures dans des quartiers plus riches, avant que nos familles dégringolent dans l’échelle sociale. On est les deux seuls à pouvoir comparer. Les autres, ils sont nés ici, et ils ne quitteront jamais ce collège. De redoublement en redoublement, ils rateront toujours leur examen de sortie, comme ça ils n’encombreront pas la société, et ils finiront profs dans les mêmes salles de classe, pour torturer à leur tour des élèves qui suivront le même destin. Enfin, c’est ce que me raconte mon père. Mais, dans les moments où je deviens la risée de ces tocards, je ne suis plus tout à fait sûr qu’il exagère.
– Je constate que, pour monsieur Thomas Drimm, les animaux en peluche sont un champ d’investigation plus intéressant que l’antimatière, pérore la vieille taupe en prenant la classe à témoin. Trois heures de colle.
Je serre les genoux contre mon sac, avec des envies de meurtre.
– Rouvre-moi, j’étouffe !
– Ta gueule, dis-je entre mes dents, en accentuant la pression de mes mollets.
– Donc, poursuit Mlle Brott, la grande invention de Léo Pictone, c’est le Bouclier d’antimatière qui protège le territoire national de toute attaque aérienne. Imaginons que l’ennemi nous lance une bombe à hydrogène : lorsque les molécules de cet hydrogène rencontrent l’antihydrogène satellisé dans le Bouclier, la collision se produit entre la matière et son contraire, le missile se désintègre et nous sommes sauvés.
– N’importe quoi, soupire l’ours à travers la toile du sac. Vous seriez tous morts. Un gramme d’antimatière qui entre en collision avec un gramme de matière correspondante, Thomas, c’est une explosion mille fois plus forte que la fission nucléaire. C’est l’autre effet théorique de leur rencontre que j’ai développé. Lorsqu’un antiproton et un proton se rapprochent, ou ils s’annulent et ça explose, ou ils dévient leur trajectoire. Et cette trajectoire, j’ai réussi à l’inverser, grâce au pictonium.
– Y a-t-il des questions ? s’informe Mlle Brott.
– Non, mais il y a des réponses. Puisqu’elle veut me rendre hommage, dis-lui que le principe de mon Bouclier était de renvoyer le missile d’où il vient, point final. Mais tout ça n’est que de la propagande. Il n’y a jamais eu de guerre, et nous n’avons jamais détruit le reste du monde en détournant des missiles, puisqu’on ne nous en a jamais envoyé.
Face à une telle énormité, je m’insurge, entre mes dents :
– Vous êtes gâteux, d’accord, mais calmez-vous ! Heureusement qu’on n’est pas en cours d’histoire…
– Mon Bouclier sert à autre chose, Thomas, c’est ce que j’essaie de te dire depuis hier.
– Mais fermez-la ! J’en ai marre de me faire remarquer !
– L’ennemi contre lequel le Bouclier est censé nous protéger, gamin, ce n’est pas le monde extérieur, c’est le monde invisible. Ce que le Bouclier dévie, ce ne sont pas des missiles, mais des ondes !
– Thomas Drimm, debout ! lance Mlle Brott. Au lieu de parler tout seul, répétez ce que je viens de dire !
– Une ânerie, répond l’ours. Balance-lui la vraie formule : Ph = Pn x 1045 bax !
Je balance. La prof blêmit.
– Non seulement vous n’écoutez pas, mais vous inventez des formules et des unités de mesure ! Dehors ! Filez chez le CPE ! Ça vous apprendra à dire n’importe quoi.
Je ramasse mes affaires et fonce hors de la salle.
– Vous êtes content de vous ? dis-je en donnant un coup de sac dans le mur.
– C’est honteux de confier des élèves à des nullités pareilles !
– Ça s’appelle la carte scolaire : on donne les plus nuls aux moins bons ! À cause de vous, je vais me ramasser encore un zéro, et je serai viré dans un collège encore pire ! Voilà !
– Ne t’inquiète pas : je suis là.
– Plus pour longtemps !
En passant sous le préau, je vois le conseiller principal d’éducation attaché sur sa chaise par trois autres élèves renvoyés de leur classe, qui le bâillonnent et commencent à le peindre en vert. J’accélère jusqu’à la grille du collège, que le concierge ne ferme plus pour éviter qu’on la défonce, et je traverse en direction de la station de métro.
– Thomas ? Où vas-tu ?
– Chez vous.
– Tu ne vas pas recommencer, non ? s’énerve l’ours. Vu ce que je viens d’entendre, l’état des mentalités et le niveau intellectuel de mes contemporains sont encore pires que je ne l’imaginais. Il est temps que nous rétablissions la vérité, toi et moi !
– On n’a rien à faire ensemble ! Vous n’êtes plus de mon âge !
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Vous avez vu la tête des copains, quand vous êtes sorti de mon sac ? De quoi j’ai l’air, maintenant ? D’un débile accro à son doudou.
– Tu n’avais qu’à me laisser dans ta chambre, et travailler avec moi à ton retour…
– Je ne travaillerai jamais avec vous, c’est clair ? Vous n’existez pas, je ne comprends rien à ce que vous dites, et je me suis ramassé trois heures de colle à cause de vous. Alors maintenant, ça suffit !
Et, tandis que je descends l’escalier du métro, j’enfonce mes oreillettes pour noyer la voix du vieux dans une musique de jeunes.