J’étais en train de glisser ma clé dans la serrure quand j’ai entendu des pas. Je ne me suis pas retourné, confiant. J’ai vu l’écrin du bracelet de diamants atterrir violemment dans le sac d’hypermarché, entre l’ours et le kangourou. La main de Brenda a terminé son geste en coup de poing sur mon épaule. Elle a dit entre ses dents, d’un air fataliste et vaincu :
– Tu m’emmerdes.
Et c’étaient les trois plus belles syllabes du monde. Ça voulait dire qu’elle n’y pouvait rien : malgré mes inconvénients et les soucis que je lui causais, j’étais irrésistible.
– Pourquoi je fais tout ça pour toi, Thomas, tu le sais ? Parce que j’ai rien ni personne d’intéressant dans ma vie, c’est tout. Alors c’est pas la peine de te la péter.
J’ai hoché la tête. Je comprenais sa pudeur. J’ai dit que moi aussi, si j’avais eu quelqu’un d’autre, je ne lui aurais rien demandé. Au moins, les choses étaient claires.
Je lui ai ouvert la porte :
C’était la première fois que je ramenais une femme à la maison. J’étais très ému, mais je la jouais naturel, limite désinvolte et malpoli, pour qu’elle se sente à l’aise.
– Enlève tes chaussures, sinon ma mère va encore me gaver.
Elle ôte ses baskets, demande si elle a le droit de garder ses chaussettes ou si elle doit s’envelopper les pieds dans des sacs-poubelles. Je décide de prendre son agressivité pour de la connivence, et je la fais asseoir sur le canapé du salon – le lit de mon père. Un coup de cafard, brusquement, me gâche l’émotion de ses belles jambes nues croisées sur le tissu taché de vin. Je lui demande si je peux lui offrir quelque chose, mais elle a déjà débouché la bouteille planquée derrière le coussin. Le son familier du glouglou dans le verre me fait monter les larmes aux yeux.
– À la santé de ton père, dit-elle d’un ton sobre. À son retour.
J’acquiesce en quittant le salon. Le bruit des marches me permet de renifler sans honte, de ravaler le chagrin à coups d’espoir. J’attrape le Boris Vigor miniature assis sur l’étagère de ma chambre, et je descends le plus vite possible rejoindre Brenda, poser la figurine en latex contre son kangourou.
– Faut pas que je boive avec les cachets, soupire-t-elle.
Elle finit son verre, ferme les yeux et laisse aller sa tête en arrière, là où le coussin est encore creusé par la tête de mon père. Je rebouche le vin pour qu’il ne le trouve pas trop oxydé à son retour, et je regarde avec un peu de consternation les quatre personnages alignés sur le canapé. La femme de ma vie qui se cuite aux cachets anti-cuite, l’ours de mon enfance colonisé par un savant hystérique, et le ministre en exil dans un kangourou qu’il faut maintenant transvaser dans le pantin d’à côté. Un immense coup de fatigue me donne envie de tout laisser tomber.
– Ne fais pas ta crise d’adolescence, ronchonne Pictone. Tu auras tout le temps, après. Allez, au boulot.
– Et je fais comment ?
– Débrouille-toi. Fais comme la nuit dernière, quand tu as mobilisé tes protéines pour attaquer tes graisses. Ce que tu as accompli à l’intérieur de ton corps, tu peux le réussir à l’extérieur. C’est la même chose. Laisse faire ton instinct. Projette-toi et visualise.
Je pousse un long soupir, et j’essaie de me brancher sur le kangourou de Brenda, d’entrer par la pensée à l’intérieur du sac en éponge. Je rassemble dans ma tête mes souvenirs de Boris vivant. Je les imagine tourbillonnant dans les molécules de Brandon comme dans ces boules de verre qui neigent quand on les retourne. Et puis je me concentre pour que toutes ces boules n’en fassent plus qu’une. Alors je ferme les yeux comme si je refermais les mâchoires d’une pelleteuse, j’arrache mentalement la boule de conscience du kangourou, et je vais la déposer à l’intérieur de la figurine en latex. Je relâche mes paupières, en ordonnant aux souvenirs en boule de se multiplier à nouveau, pour fusionner avec les composants du caoutchouc.
– Thomas, ça va ?
Je suis tombé par terre. Brenda, complètement angoissée, est penchée sur moi, me secoue. Je réponds que ça va. Je me relève.
– Excellent, dit l’ours. Tu commences à contrôler ton pouvoir.
– I… ris, murmure le Vigor en modèle réduit.
– Je l’entends ! s’écrie Brenda. C’est la même voix, c’est lui !
Je me tourne vers elle. Elle se mord le poing, entre la panique et le soulagement. Je lui désigne son kangourou :
– Tu peux le reprendre, c’est bon. J’ai fini le déménagement.
Sur la défensive, elle regarde Pictone manœuvrer les bras de Vigor. Il lui fait faire des assouplissements pour l’aider à s’intégrer dans la structure caoutchoutée, à coordonner ses mouvements, tout en le questionnant :
– Comment tu es mort, Boris ?
– Le… cœur…, articulent difficilement les lèvres en latex figées dans un sourire sportif.
– N… non.
– Et ta puce ?
– Et la t… tienne ? demande lentement l’ex-ministre de l’Énergie, comme si chaque syllabe demandait un effort surhumain. Elle… est où ?
– Tu es en mission, c’est ça ? En mission posthume ? J’avais raison, enchaîne l’ours en me prenant à témoin, c’est Olivier Nox qui est derrière tout ça. Les vivants ont perdu le contrôle de mon âme : ils ont envoyé un mort pour me faire parler. Logique. C’est pour ça qu’ils ne l’ont pas dépucé.
– Où est… ma fille ? bredouille le jouet.
Je lui lance en réponse :
– Où est mon père ?
Plus rien ne bouge dans le sourire niais de la face peinte.
– Réponds, commande Pictone, si tu veux revoir la petite.
– Je… ne suis pas… un traître, articule le modèle réduit.
L’ours saute à pattes jointes sur la table basse, allume l’écran mural, presse trois fois la touche 6 de la télécommande. Des parasites grésillent sur le canal inexploité.
– Papa ! appelle une petite voix au milieu du bruit blanc.
Brenda attrape ma main, blême, m’interroge du regard. Je lui confirme que j’ai entendu la même chose qu’elle. C’est merveilleux de partager ça, d’être connectés ensemble. Les doigts dans les siens, j’en oublie la gravité de la situation, les problèmes qui nous entourent… C’est fou comme la mort, c’est soluble dans l’amour.
– Iris ! crie le ministre caoutchouté. Viens !
– J’peux pas… ! gémit la voix mangée par les parasites. Viens, toi… Au secours !
Le jouet essaie de se lever, retombe.
– Fais-moi passer dans la télé, Pictone ! supplie-t-il.
– Je n’en ai pas les moyens, lui réplique-t-il. Et ça servirait à quoi ? Vous n’auriez pas plus de relations que deux grumeaux dans une purée. Non, vous ne pourrez vraiment vous retrouver que dans les plans supérieurs, les plans spirituels, dès que tu m’auras aidé à détruire le Bouclier qui vous retient sur Terre… Nox t’a menti, pour t’expédier dans l’au-delà. Vivant ou mort, tu ne peux rien pour ta fille, sauf si tu te rallies à ma cause. Il t’a missionné comme envoyé spécial ; deviens notre agent double.
– Qu’est-ce que je lui dis, alors… pour ton cadavre ? Il est où ?
L’ours m’interroge de son regard en plastique. Soudain, j’ai l’illumination. Je m’écrie :
– Un requin l’a mangé ! On l’a pêché, on l’a découpé en rillettes, on l’a mis en boîte… Le temps qu’ils ouvrent toutes les conserves de requin du pays, ça nous fait gagner quelques jours…
Emballé par mon idée, j’ajoute que je vais aller tout de suite rapporter le ministre au ministère, et il transmettra l’info en échange de la libération de mon père.
Les deux jouets se consultent en silence.
– Tu es vraiment fêlé, me dit Brenda.
Je la remercie du compliment, et je prends mon portable pour commander un taxi. La sonnerie de la porte retentit. Brenda se fige, prête à planquer nos morts sous le canapé. Nouveau coup de sonnette. Je vais glisser un œil à travers les rideaux. C’est Jennifer, ma copine de collège. Elle sait que j’avais rendez-vous chez le Dr Macrosi, ce matin : elle est venue aux nouvelles.
– Débarrasse-t’en, dit Brenda, et tu préviens les gens du ministère.
– Surtout pas ! objecte l’ours. On va les prendre par surprise, toi et moi. Ton nom nous ouvrira toutes les portes.
Sans même traduire ses propos à Brenda, je les récuse :
– J’emmène Brenda et Boris, c’est tout. Vous, vous restez planqué ici.
– Pas question. Ça bouscule mes plans, mais l’occasion est trop belle. Je pensais vous envoyer saboter le Bouclier d’antimatière au niveau du générateur de Sudville… Mais là, autant que j’agisse directement sur la lentille émettrice qui se trouve sur le toit du ministère de l’Énergie. Il suffit d’envoyer un jet de protons dans les antiprotons satellisés, pour neutraliser tout le Bouclier par réaction en chaîne !
– Mais vous n’aurez jamais le temps ! Ils savent que vous êtes Pictone : ils vont vous arrêter tout de suite !
– Vigor leur a dit que j’étais un ours en peluche, pas un kangourou en éponge. Tu n’as qu’à me glisser à l’intérieur de Brandon. On va leur refaire le coup du cheval de Troie.
Pendant le silence qui suit, Brenda me demande ce qu’il a dit. Je lui répète, le plus fidèlement possible. Je précise que le cheval de Troie, c’est une histoire de civilisation disparue que m’a racontée mon père. Une astuce des guerriers grecs pour entrer discrètement dans une ville ennemie, cachés à l’intérieur d’un gigantesque cheval à roulettes. Elle me scrute, l’air brusquement soupçonneuse.
– Thomas… tu es sûr que c’est vraiment le professeur Pictone qui te parle ?
Je fronce les sourcils. Ça veut dire quoi, ça ? Jennifer s’impatiente, le doigt sur la sonnette. Elle a dû me voir à l’intérieur ; elle va croire que je ne veux pas lui ouvrir. J’entrebâille la fenêtre, je lance :
Je referme et je me retourne vers Brenda. Je demande ce qui lui prend. Elle ne va quand même pas se remettre à douter qu’un fantôme puisse parler dans un jouet ? Elle n’arrête pas de le constater ! Et elle l’a dit elle-même : un phénomène qui se reproduit à chaque fois, il devient scientifique !
– On voit des lèvres bouger, Thomas, d’accord, mais on entend ce qu’on veut entendre ! C’est tout. Moi je suis émue par la fille de Vigor, alors tout ce que je crois entendre me parle d’elle. Et toi tu es obsédé par ton père, par ton attrait pour les sciences et tes fantasmes sur moi… Alors tes hallucinations auditives sont le produit de tout ça. On ne reçoit pas d’infos, en fait ; on les projette.
– Elle est pénible, soupire le physicien en peluche.
– Très, confirme le ministre en caoutchouc.
Dominant moi aussi mon agacement, je rappelle à Brenda que je n’ai pas pu inventer le numéro de compte pour accéder au coffre du professeur. Elle examine un instant la preuve, et, sans répondre, se ressert un verre de vin.
J’en profite pour filer ouvrir la porte de la maison, avec mon air le plus normal.
– Salut, Jennifer, c’est sympa d’être passée, mais j’ai plein de boulot. Tu n’es pas en cours ?
Elle commence à répondre que Mlle Brott est absente, et brusquement elle se pétrifie. Son regard abasourdi me parcourt des pieds à la tête. C’est vrai que j’ai perdu dix kilos, depuis hier. Ses yeux s’emplissent de larmes, qu’elle essaie d’arrêter en souriant avec des hochements de tête. Elle est contente pour moi, ça se voit, mais désormais c’est la seule grosse de la classe.
Maladroitement, je lui dis que ça n’empêche rien : on reste copains.
– Il est cher ?
– Quoi donc ?
– Le Dr Macrosi. Je pourrais avoir un rendez-vous, tu crois ? Je ferai des heures sup.
Je la regarde, apitoyé. Son père était concessionnaire Colza à Ludiland, avant, mais on l’a surpris en train de fumer à proximité d’un apprenti de dix-sept ans, alors on l’a viré. Depuis, il est devenu simple mécano dans le seul garage qui a voulu de lui, près de notre collège. Sa femme, qui était trop habituée au luxe, n’a pas supporté sa nouvelle vie, et elle s’est tuée l’an dernier. Je pense que c’est là que Jennifer s’est mise à grossir. Entre les heures de cours, elle est laveuse de voitures pour aider son père à payer les dommages et intérêts : ils doivent six mille ludors au ministère de la Protection de l’enfance, parce que le suicide des mères est interdit par la loi.
– Tu as deux minutes ou je te dérange ?
J’hésite. Mais elle a l’air si seule que je la laisse entrer. Elle aperçoit Brenda dans le salon, dit « Bonjour madame », puis se retourne vers moi, interrogative. Boudin comme elle est, ça m’ennuie pour elle de lui présenter la femme que j’aime. D’un autre côté, vue par Jennifer, Brenda n’est peut-être pas terrible non plus. La ligne est belle, mais la carrosserie ne date pas d’hier et on sent bien que le moteur a des ratés.
– Jennifer, Brenda. Brenda, Jennifer.
– Bonjour, se disent les filles avec une amabilité méfiante.
Le regard de Jennifer tombe sur l’ours en peluche, le kangourou en éponge et le Vigor en latex.
– Vous… étiez en train de jouer ? demande-t-elle, étonnée.
Évidemment, je ne vais pas lui dire qu’elle nous dérange en pleine cellule de crise. Je lui réponds ce qui me passe par la tête : Brenda est antiquaire, et je vends mes vieux jouets. Jennifer marque un temps de réflexion, puis me demande :
– Je pourrai prendre un rendez-vous de ta part ?
J’essaie de suivre son raisonnement. Elle doit penser que je vends mes jouets pour rembourser à ma mère une partie des honoraires du Dr Macrosi. Dans un réflexe de protection, je lui réponds vivement que ce charlatan n’est pour rien dans ma nouvelle silhouette. C’est l’ubiquitine qui a tout fait. Une protéine qu’on a tous dans notre corps, et qu’il suffit de réveiller.
– Tu me la réveilleras ? murmure-t-elle doucement.
Il y a tant de naturel, de tristesse et de confiance dans sa voix que je ne peux pas lui dire non. Le regard de Brenda croise le mien. Elle ramasse ses affaires, nous dit avec la brutalité qui lui sert de cache-gentillesse qu’elle va fumer sur le trottoir.
– Ce n’est peut-être pas vraiment le moment idéal pour un cours de diététique, laisse tomber l’ours avec raideur. Vire-la : il faut qu’on continue à briefer Boris pour qu’il soit crédible quand il fera son rapport à Nox.
J’ignore sa réflexion. Jennifer n’est pas une priorité, je sais bien. Ses kilos peuvent attendre, pas mon père. Mais pourquoi ai-je la certitude que je dois passer par cette étape, d’abord ? Pourquoi cette impression que toute ma vie est devenue comme un jeu vidéo, où je risque de tout perdre si je n’affronte pas dans l’ordre les épreuves qui se présentent ?
– Ferme les yeux, Jennifer. Je vais voir ce que je peux faire.