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Dans les dernières minutes avant le coup d’envoi, lorsque toutes les places assises sont occupées, on vend aux pauvres l’espace autour. Les guichets sont pris d’assaut par des grappes d’hystériques prêts à s’entretuer pour un coin de marche ou un bout de grillage où s’écraser le nez. Je comprends mieux à présent la tête de mon père, au petit déjeuner, quand il a assisté la veille à son match mensuel obligatoire.

Brenda fonce droit vers le comptoir « Invitations VIP », derrière lequel un gorille désœuvré grignote les peaux autour de ses ongles.

– Bonjour, dit-elle avec une autorité tranquille, je suis l’attachée ministérielle de Boris Vigor. Cet enfant vient de m’apporter un objet ayant appartenu à sa fille Iris. Je dois le lui remettre immédiatement : c’est son porte-bonheur.

Le gorille s’est redressé, dans une attitude de menace ou de respect, je ne sais pas trop. À moins que ça soit de la séduction.

– Ce serait avec plaisir, mademoiselle, mais monsieur le ministre est déjà sur le tapis.

Une clameur immense ponctue sa phrase, relayée par l’hymne national.

– Bon, décrète Brenda, on le verra après le match. Vous pouvez lui faire porter un mot au vestiaire ?

– Absolument, mademoiselle.

– Vous êtes un amour.

Elle sort un carnet de son sac, arrache une feuille qu’elle noircit d’une écriture rapide et pointue. J’écarte mon blouson pour jeter un coup d’œil à Léo Pictone. Pattes croisées, il boude. Le contrôle de la situation lui échappe, et ça ne me déplaît pas vraiment. J’avais mille fois raison de vouloir engager Brenda comme assistante : c’est le genre de fille pour qui tous les obstacles deviennent des tremplins.

– Je ne pensais pas assister au match, reprend-elle à l’intention du guichetier, mais bon : raison d’État. Il reste des places dans la tribune du gouvernement ?

– Hélas non.

– Tant pis, validez ces deux billets.

– Et Arnold ? fais-je malgré moi.

– C’était Harold, non ?

– Je crois pas.

– Tu vois, dit-elle, on l’a déjà oublié.

On franchit les barrières de contrôle, les portiques de sécurité, puis le sas du bureau de vote où ils nous échangent nos billets contre deux boîtiers noirs. Brenda configure le sien avec sa puce, en l’appuyant contre sa tempe. Je ne sais pas quoi faire du mien.

– C’est ton premier match ? demande-t-elle.

J’acquiesce. Elle m’explique : en tant que moins de treize ans, j’ai le droit de vote, mais si je gagne, je ne gagne rien. Je glisse le boîtier dans ma poche intérieure, à droite de l’ours, et on escalade les gradins qui tremblent sous le martèlement des spectateurs.

Dans un concert d’acclamations et de sifflets, les deux équipes défilent à tour de rôle, en haut du stade, sur le tapis vert d’où part la rampe de lancement. Les tribunes en demi-cercle surplombent une roulette de casino, si grande qu’on distingue les numéros des cases jusqu’au dernier gradin où se trouvent nos sièges.

– Première catégorie, tu parles, marmonne Brenda. On a bien fait de le larguer, ce radin d’Arnold.

J’opine. La musique des équipes s’arrête. Les joueurs se figent, au garde-à-vous dans leurs combinaisons rembourrées, derrière leurs capitaines.

– Bo-ris Vi-gor ! scande la foule en tapant des pieds.

Le capitaine des blancs à étoiles bleues s’avance au bord du vide, ôte son casque intégral pour saluer sous les bravos. Puis c’est le tour du vert à pois jaunes, qui se décasque au milieu des sifflets, reçoit une tomate pourrie tirée par un lance-tomate, essuie son visage, et remet son casque.

– Faites vos jeux ! hurle une voix dans les haut-parleurs.

La roulette géante se met à tourner, tandis que les milliers d’accros autour de nous entrent des chiffres dans leur boîtier, avec une excitation avide. Brenda me glisse que si on trouve le bon numéro, on gagne de quoi perdre pendant six mois.

– Zéro ? propose-t-elle.

– D’accord.

On mise en même temps. Vu que mon vote sera blanc, autant jouer la même chose qu’elle. Ça serait trop bête que je gagne tout seul pour rien.

Roulement de tambour, de plus en plus fort, puis silence soudain.

– Rien ne va plus ! ordonnent les haut-parleurs.

Tout le monde pose son boîtier, fixe l’écran qui domine le stade. Au bout de quelques secondes, il affiche « 31 », le numéro qui a été le plus joué. Les majoritaires braillent leur joie.

Le premier vert à pois jaunes s’engage sur la rampe de lancement. À une vitesse vertigineuse, il atterrit dans le cylindre où, recroquevillé en boule, il rebondit de case en case, pour finir étalé de tout son long, à cheval sur le 2 et le 25. Quand la roulette s’immobilise, on évacue son corps sous les quolibets de la foule.

Brenda m’explique les règles : la roulette tournera jusqu’à l’élimination des hommes-billes. Plus la case où finit le joueur est proche du numéro plébiscité par la foule, plus son équipe marque de points. En cas d’égalité, c’est le dernier vivant qui gagne.

– Faites vos jeux !

On mise la même chose, pour ne pas se fatiguer. Cette fois, c’est le 27 qui s’affiche.

– Quand tu réfléchis, dit Brenda, c’est une parfaite illustration de la société dans laquelle on vit. Le hasard, que la foule a l’illusion de choisir en votant, devient la vérité qui décide du sort de chacun.

Je ne réponds rien, parce que ma gorge se noue : on croirait entendre mon père. Un blanc étoilé s’est lancé sur la rampe, et réussit à se fixer sur le 11, à trois cases du 27. Ça rapporte quarante points à la Nordville Star. Ovation.

Et ça continue comme ça pendant une heure, jusqu’à l’élimination des morts et des blessés qui ne laisse plus en jeu que Boris Vigor (210 points) et trois verts à pois jaunes (340 points). Le suspense a l’air de fasciner tout le monde. Même Brenda s’y est laissé prendre, à la longue. Je la laisse s’exciter sur son boîtier, se concentrer comme les autres pour que Boris atterrisse dans la case gagnante. Moi, je savoure ce moment à côté d’elle, cuisse contre cuisse, même si elle m’a oublié et même si je m’inquiète pour la suite.

En fait, Vigor n’est pas du tout en forme. Il a raté presque toutes ses entrées de roulette, il s’est blessé au genou malgré son rembourrage, et Léo Pictone, debout sur mes cuisses, les doigts crispés sur les pans de mon blouson, donne des coups de pied nerveux dans mon ventre à chaque ratage du champion.

– Manquerait plus qu’il se tue, cet abruti ! râle-t-il.

Je lui mets la main sur la bouche, par réflexe, et je me retrouve avec le rouge à lèvres de Brenda en forme de cœur au milieu de ma paume. C’est peut-être égoïste, pardon papa, mais je suis brusquement le plus heureux du monde, malgré les circonstances, et je fais semblant de bâiller toutes les trois minutes pour embrasser en douce ma voisine au creux de ma main.

– Tu t’ennuies vraiment, toi, constate-t-elle du coin de l’œil.

Et je confirme, par pudeur.

L’ambiance a carrément changé, depuis un moment. La consternation a envahi les tribunes. Vigor boite de plus en plus bas à chaque retour vers la rampe de lancement, voûté, ramolli. Le capitaine du Sudville Club n’est plus dans la course depuis trois coups, mais il a terminé KO sur la case gagnante, et la Nordville Star est menée 950 à 610. Les points obtenus augmentant à chaque élimination, d’après ce que j’ai compris, Vigor pourrait encore remonter, mais il finit à douze cases du bon numéro, les bras en croix. Il ne bouge plus. On l’évacue sur une civière.

Je murmure à l’oreille de l’ours, catastrophé :

– Il est mort ?

– Je n’en sais rien ! Qu’est-ce que tu veux que je capte, dans cette marée humaine ? Ce n’est plus un inconscient collectif, c’est un bouillon de bêtise ! Et ça commence à déteindre : je ne me reconnais plus !

Je pense à mon père, quelque part dans une prison de la ville. Les brancardiers emportent vers l’infirmerie la civière du ministre, et mon dernier espoir disparaît à vue d’œil.