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– Thomas ! Thomas !

L’image est brouillée devant mes yeux. Je suis dans le canapé, deux femmes penchées sur moi. Des mains me secouent.

– Ça fait combien de temps qu’il n’a pas mangé ? Il est trop maigre, il n’a plus d’énergie !

La voix de Jennifer achève de me faire revenir à moi. J’étais entré par la pensée dans son corps. J’étais une cellule comme les autres, j’en croisais des milliers en cherchant à repérer les ubiquitines. Je les appelais à se rebeller contre les graisses, à utiliser toutes les forces en présence dans la conscience de Jennifer – y compris sa jalousie envers moi, son dépit de me voir soudain si différent d’elle – pour brûler ses kilos en trop. Comme je m’étais servi de mon chagrin d’amour, quand Brenda m’avait rayé de sa vie…

Et puis je me suis fait attaquer. Les anticorps, ces commandos contre l’immigration clandestine, m’ont cerné, coincé, absorbé… C’était moi l’ennemi, pour eux, et pas les cellules de graisse. C’était moi l’envahisseur, c’était moi qui étais rejeté, qu’il fallait éliminer pour la sécurité intérieure. Je me défendais comme je pouvais, j’argumentais, je répétais mes bonnes intentions, mais je n’étais là qu’à moitié… Une autre part de moi-même était occupée ailleurs, travaillait sur autre chose… Je ne sais plus sur quoi, mais c’était important. Il y avait un danger, une menace immédiate…

Je n’en peux plus. À quoi ça rime, d’être tiraillé sans fin entre tous ces cauchemars ?

On me glisse une barre de céréales dans la main droite, et mon portable dans la gauche. J’engloutis la première en regardant le deuxième clignoter.

– Ton téléphone vibrait quand je suis rentrée, dit Brenda. Tu as un message.

Je me demande combien de temps j’ai passé dans le corps de Jennifer – l’équivalent d’une ou deux cigarettes de Brenda ? Jennifer ne se souvient de rien, si ce n’est que j’ai essayé de l’hypnotiser et que c’est moi qui me suis endormi. En tout cas, à vue de nez, elle n’a pas perdu un gramme. Elle est résignée, elle minimise mon échec ; de toute manière, elle n’y croyait pas. Elle dit que son père a raison : c’est glandulaire, il n’y a rien à faire. Elle sera obèse, et voilà. Pour laver les voitures, ce n’est pas grave, ajoute-t-elle, c’est même apprécié par les clients. Les rondeurs, quand ça frotte, c’est mieux que les rouleaux du Lavomatic.

Elle me fait la bise, serre la main de Brenda, et retourne gagner sa vie à coups de pourboires sur le parking du casino. L’été dernier, ma mère l’a pistonnée auprès de la direction des ressources humaines, par charité intéressée : en échange, l’entretien de sa Colza 800 est gratuit.

Je raconte ça à Brenda, pour meubler le silence un peu glauque qui a suivi le départ de Jennifer.

– Pauvre fille, murmure Brenda. Ne sois pas moche avec elle.

– Mais j’essayais de l’aider, moi, c’est tout !

– Elle est amoureuse de toi, tu le sens bien. À toi de décider ce qui est le moins cruel : faire semblant de ne rien voir, ou lui laisser de faux espoirs.

Je hoche la tête en finissant la barre énergétique. Je crois que je vais mettre les femmes entre parenthèses, tant que je n’ai pas réglé le problème de mon père.

– Il serait temps, marmonne l’ours. Tu te disperses, Thomas ! Allez, au ministère, vite !

– Ho ! Je peux souffler deux minutes, oui ?

Je reprends mon portable, j’écoute ma boîte vocale. C’est ma mère. Elle a sa voix de catastrophe ; il faut que je la rappelle tout de suite. Avec un soupir d’épuisement, j’appuie sur 3, son numéro abrégé en mémoire.

– Oui, Thomas, je ne peux pas te parler ! répond-elle en décrochant. Où es-tu ?

– À la maison. Je fais des exercices avec le Dr Logan.

– Qu’elle t’emmène tout de suite au casino, il m’arrive une chose extraordinaire : je passe à la télé, regarde National Info ! Là, c’est juste une réaction à chaud en direct, mais du coup ils me consacrent un portrait qui sera diffusé ce soir, ils me veulent en famille. Dépêche-toi, on tourne dans une heure ! Et pas un mot sur ton père, surtout ! Si on te demande, il est en voyage pédagogique avec sa classe, compris ? Je te quitte ; c’est à moi.

J’ai mis le haut-parleur en regardant Brenda. Ça me soulage un peu qu’elle partage ma consternation. Avec un grattouillis dans mes cheveux, mon amoureuse me glisse :

– Elle n’est pas méchante, mais c’est vraiment un monstre.

Elle attrape la télécommande, va sur National Info. Ma mère, sourire d’émotion et cheveux pétrifiés de laque, s’émerveille de nous présenter l’heureux gagnant du plus gros super-jackpot de tous les temps, ici même au casino de Ludiland où elle exerce ses fonctions de psychologue.

L’interview s’arrête au milieu de sa phrase, pour un retour sur le plateau du JT où la présentatrice, d’un air de fin du monde, annonce que la cérémonie du Dépuçage national de Boris Vigor vient de commencer, en direct de la Maison-Mère, siège de la présidence des États-Uniques.

Une musique funèbre lance les images. Brenda, l’ours et moi, nous nous tournons d’un même mouvement vers mon Vigor en caoutchouc. Penché en avant au bord du canapé, il fixe de son regard peint l’écran où un zoom avant découvre avec lenteur son cercueil en verre blindé.

– … En présence de Son Excellence le fils du Président Narkos et du gouvernement au grand complet, se rengorge la voix off de la présentatrice, tandis qu’une autre caméra passe en revue les visages officiels. Sans parler du double vide, politique et sportif, que laisse derrière lui un tel héros national, on peut le dire, l’émotion est palpable.

Sur le canapé, la figurine de Boris tressaille lorsque le maître-dépuceur, en redingote turquoise, s’approche avec une lenteur solennelle du cadavre tiré à quatre épingles. La seringue à perceuse se pose contre le crâne de l’ancien ministre.

– Mais…, bredouille l’intéressé par sa bouche en latex, on… m’avait promis… Non ! Iris… mon bébé…

Fschhtt, blop, gling ! Gros plan de la puce du héros national qui brille sous les projecteurs, aspirée au fond d’une capsule en verre. Mon Boris miniature tombe en avant sur le tapis, délesté de son âme.

– Adieu, mon vieil ennemi, grommelle Léo Pictone.

Il me commente l’événement, dans un mélange de tristesse impuissante et de rébellion amère. Lorsque la puce en veille est retirée du cerveau mort, la rupture entre le corps et l’esprit est consommée. Et une nouvelle existence commence pour l’âme, que le Bouclier empêche de rejoindre les plans supérieurs : une détention à perpétuité dans les fonctions énergétiques qu’elle va remplir au service de la collectivité.

– Nox a dû comprendre que j’avais gagné Boris à ma cause. Il a modifié ses plans, Thomas ; nous devrons faire de même.

Un joueur de la Nordville Star s’avance d’un pas cérémonieux, pour recueillir dans une coupe en or capitonnée la puce de son capitaine. Puis il part en courant au son des grandes orgues, entouré d’un cordon de sécurité armé jusqu’aux dents.

– … Également au second rang des officiels, poursuit la voix de la journaliste, on reconnaît Olivier Nox, PDG de Nox-Noctis, la firme qui fabrique et commercialise nos puces cérébrales. On imagine son chagrin mais aussi sa fierté, face aux 75 000 yods atteints par la puce du défunt ministre de l’Énergie, qui fut aussi le joueur de man-ball qui totalisa le plus grand nombre de victoires.

Une autre caméra suit le joueur de l’équipe de Nordville qui traverse la cour d’honneur au pas gymnastique en portant, comme autrefois la Flamme olympique dans les légendes de mon père, la puce du héros vers son lieu de recyclage.

– Une puce qui selon nos sources, ajoute la journaliste, va être implantée à présent dans l’alimentation d’une lentille émettrice du Bouclier d’antimatière, située sur le toit du ministère de l’Énergie. Quel plus bel hommage, en effet, que de permettre à l’âme d’un créateur de survivre au cœur même de sa création ?

– « Sa » création, soupire l’ours, désabusé. La postérité qui rend justice, tu parles ! En tout cas, enchaîne-t-il avec encore plus de dépit, ce n’est pas le jour d’aller là-bas pour faire mon sabotage. Bon, rejoignons ta mère, en attendant. Je sens qu’il y a un autre problème, au casino. Toi aussi, non ?

Je fais oui de la tête, sans bien arriver à démêler toutes ces émotions qui me ballottent le cœur. Je me tourne vers Brenda. Elle vient d’éteindre la télé. Elle observe la dépouille caoutchoutée de Boris Vigor sur le tapis, puis elle lève vers moi un regard tout humide. J’ai l’impression que c’est la première fois qu’elle montre une vraie fragilité, sans avoir peur qu’on s’en serve contre elle.

– Je peux le garder ? demande-t-elle en montrant le jouet inerte.

Touché par sa réaction, j’acquiesce. Elle le ramasse avec précaution, et lui jure d’un ton farouche qu’elle ne laissera jamais tomber sa petite Iris. Puis elle le glisse dans le kangourou, et me lance :

– On y va ?

– Allez hop ! répond l’ours.

Au moment de plonger à son tour dans le sac fétiche de Brenda, il se tourne vers moi en levant une patte arrière, pour me montrer l’usure de la peluche sous la voûte plantaire.

– Va chercher tes souliers de bébé. Si je dois encore intervenir en urgence pour vous sauver la vie, comme tout à l’heure, j’ai besoin d’un minimum de stabilité.

Sans discuter, je l’emporte sous le bras dans la chambre de ma mère. De sous le lit, je tire le carton où elle enferme ses souvenirs de mon enfance. Tandis que j’enfile à l’ours mes premières chaussures, il s’empare du stylo de collection coincé entre la timbale et la tétine. Concentré sur le vieil accessoire en corne, il prononce lentement :

– C’est le premier cadeau que t’a fait ton père, le jour où il a renoncé à écrire. Mais ta mère te l’a confisqué, de peur que tu te blesses avec la plume.

Sa voix devient de plus en plus rauque.

– Il me parle, cet objet. Alors je lui réponds. Regarde…

Sidéré, je vois deux excroissances en corne se former au bout du stylo, entre les pattes de Pictone.

– Une coupelle pour recevoir les ondes d’en haut, dit-il, et une serpe qui te coupera des mauvaises influences.

On dirait mes initiales. Un T et un D utilisant la même barre verticale.

– Ce sont tes initiales, oui, mais c’est bien plus. Un jour, tu en feras ton arme d’expression. Tu écriras ton histoire avec cette plume, et tu découvriras ton vrai pouvoir sur les êtres et les choses. Mais l’heure n’est pas venue, enchaîne-t-il en remettant brusquement le stylo parmi les souvenirs. En route !