Je me suis précipité à la fenêtre. Quatre soldats en armes ont sauté dans la boue, couru vers la maison. Maman a rouvert brusquement la porte, est rentrée dans la cuisine en reculant, mains en l’air, poussée par le canon d’un fusil-mitrailleur. Mon père a bandé ses muscles pour se lever. Je l’ai retenu d’une main ferme.
– C’est rien, papa. C’est pour moi.
Les trois autres soldats ont pris position autour du pavillon, silencieux et rapides. En m’efforçant d’avoir l’air habitué, pour rassurer les parents, j’ai posé ma tartine en disant :
– Bonjour, madame la ministre.
Lily Noctis est entrée en baissant le canon du soldat, lui a fait signe d’aller jouer avec ses camarades, puis elle s’est tournée vers ma mère en état de choc, et lui a tendu la main avec chaleur.
– Enchantée, madame Drimm. Pardon pour cette arrivée un peu théâtrale, mais vous connaissez les services du protocole. Dès qu’ils sortent du centre-ville, pour eux c’est la jungle. Monsieur Drimm, sans doute ? Ravie. Vous pouvez être fier de votre fils : c’est une vraie bête de scène.
Coude sur la table et tasse en main, il fixe d’un air de statue la superbe jeune femme en boots, pantalon de velours noir et blouson de cuir serré. Elle se retourne vers ma mère qui, elle aussi, est restée figée dans la même position.
– Je m’appelle Lily Noctis, je viens d’être nommée ministre du Hasard. Vous pouvez baisser les mains. J’ai trouvé formidable l’émission que vous avez tournée hier au casino, et j’ai de grands projets pour vous. Nous avons besoin de redonner au Jeu toute sa dimension humaine, psychologique et familiale. Si vous le permettez, j’ai choisi votre fils pour être la mascotte d’une grande campagne de sensibilisation. Puis-je vous l’emprunter ?
Mes parents m’ont regardé, bouche bée, se sont dévisagés sans un mot. Quand on est habitué à la routine et aux soucis matériels, on perd tous ses moyens lorsqu’il vous tombe dessus autre chose qu’une tuile. Moi-même, malgré tout l’entraînement que j’ai reçu depuis dimanche, ce coup du sort me laisse sans voix.
– Avec plaisir, madame la ministre, balbutie ma mère.
– Je l’emmène à la Convention nationale des casinos, je vous le rends demain matin. Mes services s’occupent de prévenir son collège. Vous-même, chère madame, je souhaite vous confier une mission nationale sur la Philosophie du Jeu. Vos conditions seront les miennes. Bonne journée.
– À votre disposition, madame la ministre, s’empresse ma mère, qui a quand même une sacrée faculté d’adaptation. Thomas, chéri, tu vas te changer ?
– Nous achèterons sur place. Allez, jeune homme, en route !
Lily Noctis me prend par le bras et m’entraîne hors de la cuisine. Je croise le regard des parents. La fierté émerveillée d’un côté, l’indignation impuissante de l’autre.
– Attendez ! proteste mon père à contretemps.
– Laisse ! grince ma mère entre ses dents. Tu vois bien qu’ils sont pressés.
Avec le bruit du rotor, je n’ai pas entendu la suite, mais je l’imaginais très bien. Là où elle s’extasiait sur l’espoir d’une promotion fabuleuse, il ne voyait que récupération médiatique, exploitation de mineur, merchandising humain. Moi, je sentais bien qu’il y avait autre chose dans la tête de Lily Noctis, mais je respectais le secret-défense. Et je vivais le plus beau moment de ma vie.
L’hélicoptère s’est arraché de la boue. J’ai vu ma banlieue minable s’éloigner, se confondre avec les autres, disparaître dans les nuages. Seuls restaient le parfum magique et la présence vibrante de la ministre tout contre moi.
– Pardon de cette mise en scène, Thomas, mais il y a urgence : nous allons à Sudville. Mon frère n’a pas été dupe de ton stratagème. Ils ont trouvé le véritable cadavre de Pictone, ils sont en train de le repêcher, ils vont le dépucer d’ici une heure, et ton ours ne sera plus opérationnel.
– Mais… comment vous savez tout ça ?
– Le gouvernement sait tout sur tout le monde, Thomas. Souvent on laisse faire, parfois on agit.
– Nous avons localisé le taxi, madame la ministre.
– Parfait : interception, atterrissage.
L’hélicoptère amorce sa descente, sort des nuages. On est au-dessus d’une autoroute déserte où des motards ont stoppé le taxi de Brenda. Des barrages bloquent la circulation, un kilomètre en arrière. L’hélico se pose près de la voiture, tandis que deux motards entraînent Brenda qui se débat comme une forcenée. Un de nos soldats la tire pour la faire monter dans le cockpit. Elle roule des yeux terrifiés, essaie de cogner tout ce qui bouge. En me découvrant, elle arrête brusquement de lutter. Je lui souris pour la rassurer : je contrôle la situation.
– Ministère du Hasard, lui dit Lily Noctis. Je suis de votre côté, mademoiselle Logan. Moi aussi je veux changer le monde, mais j’ai les moyens de le faire. Prenez ça comme un coup d’État en douceur.
Elle saisit le sac-kangourou que lui tend l’un des motards, en sort l’ours en peluche.
– Heureuse de vous revoir, professeur. Votre corps est en train d’être repêché : il ne vous reste qu’une heure au grand maximum pour mener à bien votre mission posthume.
L’ours reste immobile un instant, puis remue les lèvres.
– Que dit-il ? me crie la ministre par-dessus le bruit de l’hélico qui redécolle.
J’approche Pictone de mon oreille pour entendre sa voix.
– C’est un piège ! Sauvez-vous ! Tout de suite !
Je le raisonne en lui désignant le sol, cent mètres plus bas.
– En voiture, professeur, vous ne seriez jamais arrivés à temps, reprend Lily Noctis d’une voix forte. Vous êtes le seul à pouvoir expliquer à vos collègues comment détruire le Bouclier. Donnez les directives à Thomas, je le ferai passer pour votre petit-fils qui transmet vos dernières volontés, et ce sera bon.
Prise de court, la peluche tourne lentement la tête vers moi, vers Brenda, vers la ministre qui lui tend un bloc-notes. Brenda s’interpose, en dardant sur Lily des yeux de rivale :
– Qu’est-ce qui nous prouve que vous êtes des nôtres ? Pourquoi vous voulez détruire le Bouclier ?
– Querelle de famille, répond la ministre en souriant. Thomas vous expliquera.
La blonde et la brune se mesurent d’un regard distant.
– Vous avez des enfants, mademoiselle Logan ? Moi non plus. Ça ne nous empêche pas de vouloir les sauver, n’est-ce pas ? Je sais que vous êtes en relation avec la petite Iris Vigor, comme moi. Ces enfants SDF dans l’au-delà, c’est insupportable. Seule la destruction du Bouclier d’antimatière peut mettre fin à ce drame.
Brenda tourne la tête vers moi, luttant contre l’émotion dans un restant de méfiance. Pictone pose la patte sur mon genou, et hausse avec résignation ce qui lui sert d’épaules. Il attrape le bloc-notes, et se met à écrire avec une lenteur précise.
– Vu le peu de temps dont on dispose, je pense qu’il faut aller au plus simple, lui conseille Lily. Est-il possible de saboter, par exemple, la lentille émettrice de Sudville ?
Sans réagir à sa question, le savant continue d’écrire. Lorsqu’il a fini, il me tend son texte. On dirait une recette de cuisine.
Modifier la trajectoire des protons dans l’accélérateur, afin qu’ils ne soient pas dirigés vers la lentille au lithium qui en ferait des antiprotons.
Pendant ce temps : dans la fenêtre de béryllium, monter l’impulsion électrique à 10 000 ampères. L’envoyer le long de l’axe de la lentille, pour qu’elle chauffe le lithium à la limite de la fusion.
Puis diriger les protons vers l’anneau de stockage magnétique. Les laisser s’accumuler à la place des antiprotons.
Porter le champ magnétique à 150 000 gauss.
Le faisceau de protons ainsi émis par la lentille, lorsqu’il entrera en contact avec les antiprotons satellisés dans le Bouclier, provoquera sa rupture par résonance, tandis que l’inversion de trajectoire matière/antimatière évitera le danger d’explosion.
Léo Pictone,
ton vieux camarade des bancs de la fac à Ferville, où tu lui as chipé sa fiancée Amanda Kazall. Si tu réussis l’opération ci-dessus, je te pardonne, je te bénis et je t’embrasse.
– C’est destiné au professeur Henry Baxter, de l’Académie des sciences comme moi.
J’abaisse la feuille de bloc-notes et je fixe l’ours, un peu sceptique. Il ajoute que je n’ai plus qu’à apprendre par cœur la recette et les références du chagrin d’amour confirmant sa provenance.
– Et ça suffira à le convaincre ?
– Ne t’inquiète pas : il sait pourquoi il faut détruire le Bouclier. Ton rôle se borne à lui dire comment.
– Nous arrivons, annonce Lily Noctis.