La voiture s’arrête devant chez nous, une baraque en briques et tôle. C’est la plus moche et la plus petite que l’Éducation nationale nous ait donnée comme logement de fonction, depuis que mon père est classé alcoolique. En tant que fonctionnaire, il est invirable, à cause de la loi sur la Protection de l’emploi, alors on le mute, on le déménage et on l’humilie pour le pousser au suicide, d’après lui. Jusqu’à présent, il résiste.
– Tu vas directement dans ta chambre finir tes devoirs avant de dîner, sans passer dire bonsoir à ton père.
– Bien, maman.
Elle a raison. Le dimanche soir, si je vais l’embrasser dans son bureau, il me bourre le crâne pendant une heure avec les civilisations disparues dont on n’a pas le droit de parler à l’école, puisqu’elles n’existent plus, alors ça ne sert à rien. Chinois, Gréco-Romains, Africains, Israéliens, Arabes… Moi, j’aime bien toutes ces légendes, ces histoires de guerres, d’invasions, de cataclysmes et de religions qui se tapent dessus, mais c’est vrai que ça perturbe parce que c’était quand même un monde moins ennuyeux que le nôtre, et, quand je reviens dans la réalité, je n’ai plus envie de faire mes devoirs.
Sur la pointe des pieds, je monte dans ma chambre qui est un grenier où je touche déjà le plafond – si mon père continue à boire, j’ai intérêt à arrêter de grandir, sinon je finirai voûté comme le vieux que j’ai tué sur la plage.
Ça y est : il revient. J’avais réussi à ne plus trop y penser, en me concentrant sur les problèmes de mes parents, mais, à peine refermée la porte de ma chambre, je me retrouve tout seul avec l’horreur de mon crime.
J’appuie le front contre la lucarne qui donne chez Brenda Logan. Il n’y a pas encore de lumière chez elle, ce soir. Brenda Logan, c’est mon soleil, mon coin de ciel bleu, la fenêtre où je m’évade. Brenda Logan, c’est une blonde d’enfer avec des yeux caramel, des seins à tomber et des muscles incroyables. Chaque soir, elle s’entraîne des heures à cogner dans un sac de sable qu’elle traite de salaud, pourri, fumier. C’est mon spectacle avant de me coucher, et il continue souvent quand je dors, sauf qu’au bout d’un moment, dans mes rêves, je deviens le sac de sable, alors elle arrête de me cogner et elle me serre contre elle en disant « mon amour ».
Elle a au moins le double de mon âge, et mon unique chance avec elle c’est qu’elle est seule comme moi, sans boulot, malheureuse, et qu’il y a des bouteilles d’alcool dans ses poubelles à elle aussi. Si ça ne la bousille pas trop vite, ça nous fera un point commun quand je serai grand.
Je n’oublierai jamais la fois où on s’est rencontrés, dans la rue, un jeudi, en sortant nos sacs orange. Ça faisait gling-gling dans le sien, presque aussi fort que dans le mien… On a croisé nos regards, elle a rougi, moi aussi. On a baissé les yeux, on les a relevés en même temps, et du coup on s’est fait un sourire de complicité, comme un signe de ralliement, comme si on s’était reconnus et que le reste du monde n’existait plus. Le tri sélectif, quoi. Et puis sa poubelle a craqué, elle s’est mise à l’engueuler aussi fort que son sac de sable, alors je les ai laissés, par discrétion. Mais depuis ce jour-là, avec déjà mes kilos en trop, mon avenir alcoolique et mes notes en dessous de zéro, je me suis mis dans la tête un amour impossible. J’ai l’horizon deux fois plus bouché, quoi.
Je me laisse tomber sur le lit, à côté du vieil ours en peluche de mon enfance, que j’ai ressorti du coffre à jouets pour faire diversion. Comme ça, ma mère me croit arriéré, et elle ne passe plus son temps à chercher dans ma chambre des magazines de filles nues. Les filles nues, je les cache au fond du coffre à jouets.
Cela dit, je n’en ai rien à fiche de ces magazines. Ce n’est pas pour tromper Brenda Logan avec des inconnues qui me sourient sans savoir qui je suis. C’est juste pour grandir plus vite, m’entraîner à être un homme. Comme ça, le jour où j’oserai lui adresser la parole, elle sentira que j’ai de l’expérience avec les femmes…
Mais tout ça, c’était hier. Quand j’avais encore le cœur à rêver. Maintenant c’est fini. Je suis un assassin.
La tête sur l’oreiller, je ferme les yeux pour revoir la scène de la plage, chercher les indices qui permettraient de remonter jusqu’à moi. Tant qu’à penser à mon crime, puisque je ne peux pas faire autrement, autant penser utile.
Je ne trouve rien. J’ai beau fouiller dans tous les recoins mes souvenirs de cet après-midi, je ne vois pas quelle preuve j’aurais pu laisser contre moi. À six heures et demie, avant de repartir avec ma mère, j’ai fait un saut jusqu’au port, pour assister au retour de David. Je l’ai aidé à amarrer son bateau de pêche, et j’ai récupéré discrètement, avec mon couteau, le bout des ficelles du cerf-volant qui, comme prévu, s’étaient dénouées des pieds du vieux à cause du poids du corps et de la résistance de l’eau. Si on le retrouve, avec ses galets dans les poches, il n’y aura plus aucun doute : c’est un suicide. Maintenant que je ne risque plus rien, je peux culpabiliser tranquille.
Les mains jointes, les yeux au plafond, je rassemble ce qu’on m’a appris à l’école en instruction civique, et je commence à prier de toutes mes forces à mi-voix, pour que le Créateur m’entende mais pas mes parents.
– Maître du Jeu qui êtes aux cieux, rien ne va plus ! dis-je en traçant sur ma figure mon signe de Roue. Je m’accuse d’avoir tué un vieux sans le faire exprès, comme vous avez vu tout à l’heure, alors merci de l’accueillir au Grand Tapis vert du Paradis, pour qu’il tente sa chance à la Roulette du Destin, et qu’il tire un bon numéro pour se réincarner mieux.
– N’importe quoi !
Je sursaute. J’ai entendu une voix. Sa voix. La voix aigrelette avec laquelle le vieux m’avait agressé à propos de mon cerf-volant. Je deviens fou, ou quoi ? Dans les romans interdits que mon père me passe en cachette, on raconte des histoires comme ça où les assassins entendent la voix de leur victime, à cause du remords et des fantômes. Mais les fantômes, dans la vie, ça n’existe pas.
– Eh si. La preuve.
Je plonge la tête sous le sommier. Rien, à part le piège à souris et le bout de fromage.
– Mais qu’est-ce que tu cherches sous ton lit ? Tu vois bien que je suis là !
Je me redresse d’un bond. On se calme. J’hallucine, c’est tout. Il n’y a personne, dans cette chambre, à part moi et mon ours en peluche. Dans un réflexe venu de l’enfance, je serre dans mes poings l’ancien copain de mes nuits d’orage.
– Arrête de me comprimer comme ça ! Tu m’as tué une fois, ça suffit !
Je lâche d’un coup la peluche, dévisage avec horreur le vieil ours miteux qui me fixe de son regard en plastique noir.
– C’est moi, oui. On se réincarne où on peut.
La bouche ouverte, je sens mon visage se pétrifier. Je ne rêve pas : je vois bouger à un mètre de moi les lèvres en poils marron et blanc.
– Re-bonjour, Thomas Drimm.
– Vous connaissez mon nom ?
– N’aie pas peur, je ne vais pas aller trouver la police. Ça restera entre nous. Tout ce que je te demande, c’est de continuer à penser à moi, d’accord ?
Je lève la main et je balbutie « Je le jure », comme à la télé. J’ajoute vivement :
– Ne me faites pas de mal, monsieur ! Je m’excuse de ce qui vous est arrivé, je l’ai pas fait exprès !
– Et qu’est-ce que ça change, crétin ?
J’avale ma salive en serrant les dents. Il faut que je sois raisonnable. Il faut que je me répète que je suis en train de faire une hallucination morbide, comme me l’a expliqué ma mère, l’an dernier, quand j’ai cru la voir allongée sur son bureau par-dessous M. Burle, du ministère du Hasard, qui venait contrôler sa moralité. Elle m’a dit : « C’est hormonal, c’est tout. Tu es un préado, un préobèse, tu as le comportement qui se détraque, tu entends des voix et tu as des visions. Voilà. On appelle ça une hallucination morbide. C’est clair ? »
D’un ton froid, en observant le plafond, je déclare solennellement :
– Maître du Jeu qui êtes aux cieux, c’est pas ma faute si j’ai tué ce vieux, mais je regrette qu’il soit mort.
– Moi aussi, je te signale : j’avais plein de choses à faire, je n’ai pas du tout fini mes travaux ! Bon, l’essentiel, c’est que tu m’entendes. Et puis il faut quand même que je te dise merci.
Je sursaute, dévisage à nouveau la peluche à la gueule tordue.
– Merci ? Merci de quoi ?
– Je t’expliquerai plus tard. Dans l’immédiat, prends ton couteau et découds-moi le coin des lèvres. Déjà que je n’ai pas l’habitude de loger dans un corps en mousse synthétique, ça m’épuise d’articuler avec deux millimètres de bouche.
Je plonge mes yeux dans les billes de plastique noir inexpressives, et je réplique :
– Vous êtes une hallucination morbide, compris ?
– Si ça peut te rassurer.
– Comment vous pouvez parler, d’abord ? Vous n’avez pas de cordes vocales !
– Je ne te parle pas avec des cordes vocales, gamin, je m’adresse à ton cerveau par télépathie ! Mais tu n’es pas assez évolué pour entendre directement les pensées : il faut que tu voies des mots sortir d’une bouche. Alors je suis obligé d’en passer par là. De te faire une traduction simultanée, de refabriquer ma voix humaine en la greffant sur un support réel. Et ce n’est pas une partie de plaisir, crois-moi !
– Mais je vous ai rien demandé !
– Et moi, je t’ai demandé de me défoncer le crâne avec ton cerf-volant ?
– C’était un accident !
– Justement : un accident, ça se répare ! Tu es responsable : il faut que tu m’aides, tu n’as pas le choix. Et découds-moi ces maudites lèvres !
– Criez pas comme ça : y a mes parents, en bas !
– C’est toi qui cries, gamin. Moi, je suis une hallucination morbide, non ? Donc tu es le seul à m’entendre.
– Mais je veux pas vous entendre ! Vous allez sortir de cet ours, oui ?
– Hors de question.
– C’est ce qu’on va voir !
Je l’attrape par une patte arrière, et je l’envoie valdinguer contre le mur.
Il a hurlé. Je me précipite, affolé, je le prends dans mes bras. Il a perdu un œil.
– Monsieur, ça va ?
– Non mais c’est ça, retue-moi à titre posthume ! Ah, j’ai tiré le gros lot, moi ! Quelle andouille ! Renfonce-moi mon œil !
À quatre pattes, je cherche la bille de plastique noir qui a roulé sous ma chaise. Je la reclipse dans son logement.
– Merci. Ce n’est pas que j’aie besoin de ce truc pour te voir, mais ça me gêne que tu louches en me regardant. Couteau !
Le souffle court, les doigts tremblants, je déplie mon canif et je tranche les fils pour agrandir le sourire de l’ours.
– À la bonne heure ! Tu m’entends mieux, comme ça ?
En retenant mes larmes, je lui dis que je l’entendais déjà très bien.
– Ah, ne pleure pas, je t’en prie ! Ça brouille les transmissions, je n’arriverai plus à me faire capter !
– Mais comment ça se fait ?
– Comment ça se fait que tu me captes ? Parce que tu penses à moi et que tu te sens coupable. Ne change rien, c’est parfait : j’ai plein de choses à te dire, extrêmement urgentes et d’une importance vitale. Et tu es le seul à qui mon âme puisse s’adresser : personne d’autre ne sait que je suis mort.
L’estomac noué, je lui demande s’il a des proches à prévenir.
– Ah non, surtout pas ! Si tu voyais ma famille… Restons entre nous. Bien. Première chose : quel est ton niveau ?
– Mon niveau ?
– En sciences, en maths, en biologie, en physique… Tu es bon ou pas ?
– Non.
L’ours en peluche pousse une sorte de soupir qui fait pffrrtt.
– C’est bien ma chance. Me faire trucider par un nul. Tant pis, on se débrouillera avec les moyens du bord. Prends une feuille.
– Pour quoi faire ?
– J’ai des calculs à te dicter. J’avais une formule en tête au moment où tu m’as tué, et j’ai peur d’oublier. On n’a pas de super-pouvoirs quand on est mort, je te signale. Première révélation. La seule chose qui change, c’est qu’on n’a plus de rhumatismes. Note !
– Mais pourquoi moi ?
– Tu as déjà vu un ours prendre des notes ? Je te répète que mes pensées font bouger ces lèvres en peluche pour que tu fixes ton attention sur quelque chose, mais c’est très fatigant pour moi. Je ne vais pas me crever en plus à remuer pour rien des pattes sans doigts qui ne peuvent pas tenir un stylo. Note ! Sept multiplié par dix puissance douze…
– Attendez, vous allez trop vite !
– Je n’ai pas l’éternité devant moi, gamin ! Du moins, je n’en sais rien. Mon état présent peut très bien n’être que transitoire. Peut-être que mon esprit va se dissoudre d’un moment à l’autre.
– C’est vrai ? dis-je avec une montée d’espoir.
– Rassieds-moi sur ton lit, je suis ridicule dans cette posture.
Il n’a pas tort. Posé en biais contre la plinthe, une patte arrière repliée et le nœud papillon de travers, il a l’air d’une publicité pour assouplissant. Je le soulève par les épaules, lui cale le dos contre un coussin.
– Merci. Reprends ton stylo, ça se bouscule dans mes pensées. Donc, si j’ai une intensité de sept fois dix puissance douze protons par cycle…
– À table ! crie ma mère.
– Et ça y est, la famille ! soupire l’ours. M’énerve… Bon, va manger, et remonte vite.
Je pose mon stylo, la main tremblante, me dirige vers la porte. Avant de sortir, je glisse un œil en arrière. La tête de l’ours a pivoté pour me suivre du regard.
– Je m’excuse, monsieur, mais…
– On dit : « Je vous prie de m’excuser. »
– Pardon. Mais vous êtes qui, exactement ?
– Dorénavant, je suis ton ange gardien. J’ai besoin de toi, alors je te protège. Va manger, tu vas te faire engueuler.
– Non, je veux dire… Vous étiez qui, dans la vie ?
– Thomas, je t’ai appelé ! crie ma mère.
– Allez hop ! ordonne l’ours. Lave tes mains, à table, et dépêche-toi de revenir. Toi et moi, on a une planète à sauver.