DERNIER SOMMEIL

Par la route ou par la mer ?

Je choisis la mer.

Justement, me dit l’homme, il y a un voilier

qui s’apprête à quitter le port.

C’est à mon cousin Rommel.

Village de cousins.

 

On va d’abord chercher du bois à La Gonâve

qu’il faudra livrer à Pestel.

Quelques femmes montent à bord de L’Épiphanie.

Il leur faut de l’huile, du sel et de la farine.

Elles imposent dans le voilier

la cadence d’une vie concrète.

 

On pêche en chemin.

Sur la grande route salée.

Surtout du poisson capitaine.

Les femmes ne regardent jamais l’eau.

La moitié de l’équipage ne sait pas nager.

 

La mer était interdite à l’esclave.

De la plage, il pouvait rêver à l’Afrique.

Et un esclave nostalgique

ne vaut plus grand-chose

dans la plantation.

Il fallait l’abattre pour que sa tristesse

ne contamine pas les autres.

 

Un soleil éclatant

dans un ciel sans nuages

et cette mer turquoise bordée de cocotiers

n’est qu’une rêverie

d’homme du Nord qui tente

de fuir le froid et la grisaille de février.

 

De mon coin je note :

Féroce beauté.

Éternel été.

Mort au soleil.

 

Nous mouillons à chaque crique où des cousines attendent les marchandises dans des marchés bruyants. On en profite pour se procurer des produits de première nécessité. De nouvelles marchandes montent à bord avec cette flamme au corps qui les apparente à la déesse Erzulie Freda Dahomey. Les hommes les observent d’un œil somnolent. On noue une intrigue et, à la prochaine crique, une machette neuve vous attend au soleil.

 

Avant de descendre cette femme voulait acheter ma poule pour la revendre, disait-elle, au prochain marché. Simplement pour m’en délivrer car elle me la céderait au prix d’achat et ne ferait donc aucun bénéfice. Ma voisine s’est interposée. Plus tard, elle m’a fait jurer de ne jamais vendre cette poule noire quoi qu’il arrive. Mais ça, je le savais.

 

Les hommes sont des cultivateurs

qui travaillent pas loin de leur case.

Les femmes connaissent chacun

de ces minuscules villages où

elles vont vendre leurs légumes.

Les jaloux obligent leurs femmes

à rester au marché local.

 

Cette gazelle aux chevilles si fines

accompagne sa mère.

Tête baissée.

Regard de biais.

Elle observe tout

pour le jour où elle aura

à faire seule le trajet.

 

Au loin, un petit groupe

de gens sur la grève.

On annonce : « Les Abricots. »

Les Indiens croyaient

que c’était le paradis.

J’y arrive enfin.

 

De grands arbres dont

les branches ploient

jusqu’à toucher la mer.

De gros poissons roses

encore frétillants dans

la barque des pêcheurs.

Des gosses au nombril en fleur

dévorant des mangues parfumées.

La vie langoureuse d’avant Colomb.

 

Pas trop sûr d’être

dans un temps réel

en m’avançant vers

ce paysage longtemps rêvé.

Trop de bouquins lus.

Trop de peintures vues.

Regarder un jour les choses

dans leur beauté nue.

 

Toujours trop d’espoir devant soi.

Et trop de déceptions derrière soi.

La vie est ce long ruban

qui se déroule sans temps morts

et dans un mouvement souple

qui alterne espoir et déception.

 

Je poursuis ma route

vers cette petite chaumière

au fond d’une bananeraie.

Le café est préparé

par une princesse amérindienne

aux pommettes hautes

et au souffle pur

de femme des hauts plateaux.

 

Dans le hamac,

une invention précolombienne

qui en dit long

sur le degré de raffinement

de cette société,

on peut passer sa vie

à faire la sieste.

 

Trois mois en fait

pour sortir de l’intensité urbaine

qui rythmait auparavant ma vie.

Trois mois à dormir

protégé par un village entier

qui semble connaître la source

de cette douce maladie du sommeil.

 

Ce n’est plus l’hiver.

Ce n’est plus l’été.

Ce n’est plus le Nord.

Ce n’est plus le Sud.

La vie sphérique, enfin.

 

Ma vie d’avant semble si loin.

Cette vie où je fus journaliste, exilé,

ouvrier, et même écrivain.

Et où j’ai rencontré tant de gens

pour qui je ne suis plus aujourd’hui

qu’une silhouette en train de s’effacer.

 

De modestes maisons dispersées dans le paysage.

Rien ici pour rappeler le génocide indien

si savamment orchestré par l’Espagnol.

La main sur sa croix d’Alcantara

Nicolas de Ovando donna le signal d’un massacre

que la mémoire arawak se refuse à oublier.

 

Une main douce

sur mon front apaise la fièvre.

Je somnole entre aube et crépuscule.

Et dors le reste du temps.

 

Bercé par la musique

du vieux vent caraïbe

je regarde la poule noire

déterrer un ver de terre

qui s’agite dans son bec.

Je me vois ainsi dans la gueule du temps.

 

On me vit aussi sourire

dans mon sommeil.

Comme l’enfant que je fus

du temps heureux de ma grand-mère.

Un temps enfin revenu.

C’est la fin du voyage.