LE TUEUR À MOTO

Dans ce théâtre de Port-au-Prince

tout se vit en direct.

Même la mort qui peut arriver

à tout moment sur une Kawasaki.

Mort venue d’Asie.

 

Un jeune homme à lunettes noires

sur une petite Kawasaki jaune

qu’il fait pétarader autour de la place.

« C’est de la mauvaise graine », laisse tomber

cette dame assise à côté de moi.

 

On apprend plus tard

qu’un jeune homme à moto

a fait feu, sans même s’arrêter,

sur deux médecins

qui entraient dans leur clinique.

Tout près d’ici.

La mort à toute vitesse.

 

Le témoin (un homme de 60 ans) : « J’étais juste là, à côté des médecins en train de discuter. J’ai entendu un bruit de moto. Je me suis retourné pour voir d’où elle venait. Pam. Pam. Deux balles. Les deux médecins par terre. L’un est atteint à la gorge ; l’autre, au cœur. Il ne s’est même pas arrêté. »

 

Une foule se fait rapidement autour de l’unique témoin des deux meurtres. L’ambulance ramasse activement les blessés. L’un, déjà mort. Celui qui est atteint au cou n’a pas beaucoup de chances de s’en sortir non plus. Sa femme, arrivée en trombe, parle de le faire transporter par hélicoptère à Miami.

 

Le même témoin : « J’admire ça, les gens qui connaissent leur métier. Il a à peine ralenti. D’une précision ! C’est pas tout le monde qui peut faire ça, je peux le dire, j’ai fait de la moto pendant dix ans. C’était une Kawasaki neuve. Compacte mais fiable. Évidemment si on a une moto qui peut tomber en panne, comme on en voit un peu partout, c’est plus risqué. On voit qu’il prend son boulot au sérieux. »

 

Un policier s’approche. La foule s’écarte de l’homme toujours admiratif du travail de précision du tueur.

Le policier : Vous allez venir avec moi.

Le témoin : Pourquoi ?

Le policier : Vous avez l’air de connaître bien ce milieu. Je sens que vous allez pouvoir nous aider.

Le témoin : J’habite dans le coin… Je ne suis qu’un amateur de moto.

Une dame : Il est peut-être amateur de moto mais il n’habite pas ici. Je suis dans le quartier depuis quarante-six ans, et c’est la première fois que je le vois.

Le policier : Vous allez venir avec moi.

Le témoin : J’habite à Jalousie, juste là-haut, sur la montagne.

La dame : Tous les voyous qui nous terrorisent viennent de là.

Le témoin : Je ne suis pas du tout un complice… J’aime simplement le travail bien fait.

Le policier : Vous venez ou je vous mets tout de suite les menottes.

Le témoin : Nous sommes en démocratie…

Une autre dame : Peut-être qu’il dit la vérité et qu’il n’est qu’un amateur de moto… Il y a des gens qui ne savent pas quand se taire. Devant la mort, on doit simplement se découvrir.

Le policier : Suivez-moi. Et vous, madame, vous êtes témoin aussi ?

La première dame : Non, j’étais à table quand c’est arrivé.

Le policier : Maintenant, circulez, tout le monde…

 

Quand tout le monde

court partout dans le marché

c’est qu’il y en a un pour qui

le temps vient de s’arrêter.

Étalé par terre dans son sang.

Derniers spasmes.

Le bruit d’une moto qui s’éloigne.

Ce jeune motard a pu filer aisément.

On le retracera assez vite.

Le bidonville où il vit est un repaire

d’indicateurs de police

dont la plupart sont aussi des tueurs.

 

D’après une enquête du New York Times la plupart de ces meurtres sont commandés par de puissants hommes d’affaires qui habitent ces villas luxueuses perchées sur le flanc de la montagne. Tout juste en face du bidonville où vivent les tueurs.

 

Les « contrats » se négocient par cellulaire, d’un ghetto à l’autre. Les crève-la-faim et les bourgeois se sont toujours intéressés au progrès technologique. Les uns pour des raisons de sécurité. Les autres pour rester dans la guerre.