MANHATTAN SOUS LA PLUIE

Des parapluies de toutes les couleurs. Une température si chaude à New York alors qu’on gèle encore à Montréal. Mes oncles trouvent cette chaleur bienvenue mais un peu étonnante. On se croirait en été. Manhattan sous les tropiques. Mon oncle Zachée prétend que c’est un cadeau de la nature à mon père qui détestait le froid qu’il comparait à l’injustice des hommes. La pluie est arrivée trop tard dans son cas.

 

Foule dans cette grande église de Manhattan

pour un homme qui a vécu seul

les dernières années de sa vie.

On ne l’avait pas oublié.

Comme il ne voulait voir personne

on a attendu patiemment sa mort

pour lui rendre hommage.

 

Maintenant qu’il ne peut pas fuir

on l’accable de compliments.

Les sédentaires aiment voir

le nomade réduit à l’immobilité.

Coincé dans une longue boîte

qu’il doit prendre pour une pirogue

lui permettant de glisser sur

la Guinaudée de son enfance.

 

Pour beaucoup de ces vieux chauffeurs de taxi haïtiens, accompagnés de leurs épouses pour la plupart aide-infirmières à l’hôpital de Brooklyn, il restait le jeune homme qui s’était dressé un jour face au pouvoir abusif du général-président. La gloire de leur jeunesse.

 

C’est la première fois

que je le vois de si près.

Je n’ai qu’à allonger

la main pour le toucher.

Si je ne le fais pas

c’est pour respecter la distance

qu’il a voulu maintenir entre nous

de son vivant.

 

Je me rappelle ce passage dans le Cahier où Césaire réclame le corps de Toussaint Louverture, arrêté par Napoléon, mort de froid durant l’hiver de 1803 au fort de Joux, en France. Les lèvres tremblantes de rage contenue du poète venu réclamer, cent cinquante ans plus tard, le corps gelé du héros de la révolte des esclaves : « Ce qui est à moi c’est un homme emprisonné de blanc. »

 

Une femme dans un long manteau d’astrakan blanc

se tient discrètement près de la dernière colonne.

Un sourire à peine visible.

Le sourire de quelqu’un qui croit

que la mort ne pourra jamais effacer

le souvenir de certain après-midi d’été

dans une chambre surchauffée de Brooklyn.

 

Jusqu’à la fin,

même sale,

même fou,

mon père est resté

le dandy qu’il avait été.

Il n’y a pas d’explication au charme.

 

Je me demande qui on encense en ce moment

quand celui dont on parle

ne peut plus rien entendre.

Un de ses vieux camarades raconte une anecdote

qui semble amuser tout le monde.

J’entends les rires au loin.

 

Mon père, tout près de moi, dans son cercueil.

Je le surveille du coin de l’œil.

Un astre trop aveuglant

pour qu’on puisse le regarder de face.

C’est cela, un père mort.

 

Ce qui est sûr, c’est que mon père ne sera pas mort tant que cette femme ne saura pas la nouvelle. Elle est en ce moment assise sur sa galerie à Port-au-Prince en train de penser, une fois de plus, à lui. Ce qu’elle fait chaque jour depuis son départ. Sait-elle que le vent a soufflé ces derniers jours devant sa porte jusqu’à emporter l’arbre dont je ne suis qu’une simple branche ?

 

Dehors c’est une vraie tempête tropicale.

Des branches d’arbres cassées.

Des taxis dérivant, comme ivres,

dans la Cinquième Avenue.

Le corbillard, imperturbable, glissant sur l’eau.

On se croirait à Baradères, le village natal

de mon père dont on dit qu’il est la Venise d’Haïti.