UNE GÉNÉRATION D’ÉCLOPÉS

Du balcon de l’hôtel, je vois la place,

le marché, la librairie

et au loin la route poussiéreuse qui descend

vers la maison de ma mère.

À part mon escapade avec cet ami vers sa ferme

je n’ai pas quitté ce périmètre de sécurité.

 

Qu’est-ce qui m’effraie donc ? Ce ne sont pas les tontons macoutes qui se sont fondus dans la population depuis le départ de Baby Doc, avec cette peur d’être découverts par un ancien torturé. Ni les jeunes motards qui s’abattent comme des sauterelles sur ce quartier des hôtels et des galeries d’art que fréquentent les rares étrangers qui prennent le risque de visiter ce pays. Si je ne m’éloigne pas trop du cercle doré, c’est pour ne pas me sentir étranger dans ma propre ville. Je repousse chaque fois le moment de cette confrontation.

 

Durant mon adolescence Pétionville était la banlieue riche qu’on visitait le dimanche après-midi. Sur la place Saint-Pierre on espérait voir les jeunes filles de la bourgeoisie se promener. Les choses ont beaucoup changé depuis. Les riches se sont réfugiés sur le flanc de la montagne. Pour savoir comment va vraiment la vie, je dois descendre à Port-au-Prince où gigote comme des esturgeons hors de l’eau le quart de la population d’Haïti. C’est vers cette ville que convergent depuis quatre décennies tous les paysans sans terre, les chômeurs et les affamés de ce pays.

 

Je pense à ma mère qui, elle,

n’a jamais quitté son quartier.

Je pense à ces six millions d’Haïtiens

qui vivent sans espoir de partir un jour,

ne serait-ce que pour aller respirer

un bol d’air frais en hiver.

Je pense aussi à ceux qui pourraient le faire

et qui ne l’ont pas fait.

Et je me sens mal à regarder ma ville

du balcon d’un hôtel.

 

Je rencontre près de la place Sainte-Anne un vieux copain que je n’avais pas vu depuis l’adolescence. Il habitait déjà ce quartier populaire où il vit encore. Ce qui m’étonne le plus depuis mon retour c’est le fait que presque personne n’ait bougé de son quartier. Les gens se sont appauvris mais continuent à résister au vent qui veut les emporter vers des régions plus misérables.

 

Je me souviens d’une coquette place avec des massifs de fleurs entourant une grande statue équestre de Toussaint Louverture. Juste en face du vieux lycée du même nom. Les arbustes sont aujourd’hui noirs de boue. Les visages des gens gris et poussiéreux. Des maisons aux portes crasseuses. Je ne comprends pas qu’on se soit habitué à une telle calamité.

 

Je m’étais promis de ne pas regarder la ville

avec les yeux du passé.

Les images d’hier cherchent sans cesse

à se superposer à celles d’aujourd’hui.

Je navigue dans deux temps.

 

On suivait parfois le train pour chaparder

des bouts de canne à sucre qu’on allait déguster

à l’ombre du King Salomon Star.

Ce minable hôtel se changeait en bordel la nuit

alors qu’il servait le jour de quartier général

à toute une faune venue de province

brasser des affaires louches dans la capitale.

Les vrais voyageurs de commerce se tenaient

dans un modeste hôtel près de Martissant.

 

On se couchait sur les rails pour se relever au moment du passage du train. On pariait sur celui qui se retirerait en dernier. Mon ami gagnait chaque fois. Un jour, je lui ai demandé son secret. Je ferme les yeux, m’a-t-il dit, et je m’imagine en train de faire l’amour avec Juliette. C’est vrai que Juliette nous rendait tous fous à l’époque. Je le comprenais de vouloir rester avec elle. Je ne me serais pas relevé à temps. Je le retrouve cloué dans un fauteuil roulant. Il n’arrive plus à bouger ses jambes. J’ai tout de suite pensé que le désir avait eu raison de sa peur. Car il m’avait raconté qu’il était retourné, après le départ de ses amis, jouer seul à cette roulette russe. Est-il possible de jouer seul à un pareil jeu ? Qui gagne alors ? C’était sa façon d’avoir un orgasme. Plus le train s’approchait, plus les traits de Juliette se précisaient.

 

On vivait dans une ambiance électrique. On courait un danger à mettre le nez dehors, tandis que les crocodiles aux lunettes noires paradaient dans des voitures luxueuses avec de jeunes prostituées dominicaines qui fumaient de longues cigarettes mentholées. Souvent une mitraillette faisait semblant de dormir sur le siège arrière. Ils passaient des nuits entières à jouer au casino. Il fallait éviter de se trouver sur leur chemin quand ils rentraient se coucher à l’aube, car ils n’hésitaient pas à faire feu sur quiconque se trouvait sur leur chemin – juste pour jouer à un autre jeu. Leur fonction première était la sécurité du chef. Ils inventaient alors des complots politiques pour pouvoir passer au peigne fin un quartier récalcitrant.

 

Mon ami a reçu une balle dans la hanche au casino

d’un officier jaloux du fait que sa femme

ne pouvait pas détacher ses yeux de lui.

L’affaire a fait la manchette des journaux.

Le président lui a proposé de l’argent.

Son père a refusé.

L’opposition a voulu faire de lui un héros.

Il a refusé.

 

Je le vois concentrer toute l’énergie

dont il dispose sur chaque chose

qui allume son désir.

Il s’est embrasé

quand cette fille en jupe courte

l’a frôlé sans se douter

de l’effet d’une pareille provocation

sur un homme cloué dans un fauteuil roulant.

Ses jambes ne bougent plus

mais l’organe concerné

semble encore fonctionner.

 

J’hésite à faire l’appel

pour savoir dans quel état

se trouve ma génération.

 

Certains travaillent pour le gouvernement, d’autres sont en prison. Certains végètent, d’autres nagent dans l’opulence. Certains jouent encore aux séducteurs, d’autres ont vieilli prématurément. Mais ceux qui n’ont jamais pu quitter le pays et qui ont toujours voulu partir ont l’impression, en me croisant de nouveau sur leur chemin, que c’est à une nouvelle génération de rêver au voyage.