LES MORTS SONT PARMI NOUS

Mon neveu est venu me reconduire à l’hôtel. Nous sommes dans la voiture de son ami Chico. On doit garder nos pieds sous nos jambes car il n’y a pas de plancher. On voit l’asphalte qui défile et les trous d’eau verte. On dirait une décapotable à l’envers. C’est son frère qui lui a laissé cette bagnole en partant pour Miami. Ils sont quatre à l’utiliser. On n’a qu’à mettre de la gazoline pour l’emprunter. Quand elle tombe en panne, ils se cotisent pour l’amener chez le mécanicien. Chico part la semaine prochaine et laissera la voiture à la bande. Ils s’en servent à tour de rôle mais ils sont obligés d’aller à la même discothèque le samedi soir. Et avec les copines, ça fait huit. C’est serré. Les filles tiennent à payer la gazoline du samedi soir.

 

Je me retourne pour voir

ma mère debout près de la grande barrière rouge.

Elle a dû se réveiller en sursaut et s’habiller

à toute vitesse quand elle a su que je partais.

Ce visage aigu que je connais bien.

Comme si elle percevait un danger permanent.

 

La dernière image de ma mère

au moment où la voiture prend le tournant :

je la vois prendre par la main

son petit voisin et dernier confident.

 

On me dépose près de la place.

J’ai envie de voir le soir

poser ses fesses sur Pétionville.

Qui n’a pas flâné la nuit

dans une ville ne la connaît pas.

 

Je m’assois en face de la mairie

pour écouter la tétralogie de Wagner

que le maire fait jouer chaque soir.

 

Un homme s’installe assez proche de moi.

Il me parle les yeux mi-clos

et les mains entre les jambes.

Sa conversation est entrecoupée

de longs silences complices.

Ce n’est qu’une demi-heure plus tard

qu’il comprend qu’on ne se connaît pas.

Il remet son chapeau avant de s’éclipser

dans la pénombre.

 

Ma mère m’a dit cet après-midi

sur le ton de quelqu’un

qui se doute qu’on l’écoute

que les morts se promènent parmi nous.

On les reconnaît à cette manière

d’apparaître et de disparaître

sans qu’on sache ce qu’ils étaient venus faire.