L’ÉCRIVAIN EN HERBE
Mon neveu voudrait devenir un écrivain célèbre.
L’influence de cette culture de rock stars.
Son père est un poète en danger de mort.
Son oncle, un romancier vivant en exil.
Il faut choisir entre la mort et l’exil.
Pour son grand-père ce fut la mort en exil.
C’est avant de commencer
qu’on a le loisir de penser à la célébrité
car dès la première phrase écrite
on fait face à un archer
sans visage
qui vise d’abord l’ego.
Plus tard.
Dans un fauteuil profond.
Au coin du feu.
La gloire viendra.
Trop tard.
L’idéal alors sera
une journée sans douleur.
La pire connerie, paraît-il,
c’est de comparer une époque
à une autre.
Le temps de l’un
à celui de l’autre.
Les temps individuels
sont des droites parallèles
qui ne se croisent jamais.
Dans la petite chambre, mon neveu et moi,
on se regarde sans se voir.
Chacun essaie d’apprivoiser
la présence de l’autre.
Sur la petite étagère je remarque
des Carter Brown qui m’appartenaient.
Pour écrire un roman, j’explique à mon neveu,
avec un sourire en coin,
qu’il faut surtout de bonnes fesses
car c’est un métier
comme celui de couturière
où l’on reste assis longtemps.
Et qui exige aussi des talents de cuisinière.
Prenez une grande chaudière d’eau bouillante
où vous jetez quelques légumes
et un morceau de viande saignante.
On ajoutera plus tard le sel et les épices
avant de baisser le feu.
Tous les goûts finissent par se fondre en un seul.
Le lecteur peut passer à table.
On dirait un métier féminin,
souligne inquiet mon neveu.
En effet on doit pouvoir se changer
en femme, en plante ou en pierre.
Les trois règnes sont requis.
À voir sa tempe battre ainsi, je sens qu’il est en train de réfléchir à une folle allure. Mais vous ne m’avez pas expliqué la chose la plus importante. Et ce serait quoi ? Ce n’est pas uniquement l’histoire, c’est surtout comment on la raconte. Et alors ? Il faut m’expliquer comment faire. Tu ne veux pas écrire quelque chose de personnel ? Bien sûr. On ne peut pas t’expliquer comment être original. Il doit y avoir des trucs qui aident ? C’est toujours mieux quand on les découvre soi-même. On perd du temps. Justement le temps n’existe pas dans cette affaire. J’ai l’impression d’être seul. Et perdu. À quoi ça sert d’avoir un oncle écrivain s’il vous dit qu’il ne peut rien pour vous ? C’est déjà bien de savoir ça. Il y a beaucoup de jeunes écrivains qui pensent qu’ils ne peuvent pas écrire parce qu’ils ne font partie d’aucun réseau. Je ne sais peut-être pas écrire. Tu ne peux pas le savoir si tu n’as pas mis au moins une dizaine d’années pour le savoir. Comment ça ? Dix ans pour apprendre qu’on ne sait pas écrire ? Et, tu peux me croire, c’est un chiffre assez prudent. À quoi sert l’expérience alors ? Je ne peux rien te dire de plus, Dany.
Le fils de ma sœur se prénomme Dany.
On ne savait pas si tu allais revenir, m’a dit ma sœur.
Celui qui va en exil perd sa place.
Il va se chercher un verre de jus et revient à la charge. Une dernière question : est-il mieux d’écrire à la main ou à l’ordinateur ? C’est toujours mieux de lire. D’accord, je vois que je ne vais rien tirer de vous, fait-il en prenant un Carter Brown sur la petite étagère avant de filer aux toilettes.
Sur la petite galerie.
Moi, assis.
Lui, debout.
Distance respectueuse.
Vous ne racontez jamais votre époque.
Je n’ai pas d’époque.
On a tous un temps.
Je suis en face de toi, et c’est ça mon époque.
Le cri d’un oiseau qui ne supporte pas
la chaleur de midi.
Ma tante me prend à part,
dans une pièce sombre
où les meubles sont recouverts de draps blancs,
pour me saouler avec
d’interminables sagas familiales
dont les protagonistes
me sont inconnus et dont les enjeux
sont si confus
qu’elle-même ne s’y retrouve plus.
L’impression d’être dans le roman
d’un écrivain négligent.
Mon neveu est allé rejoindre un ami
près de la barrière.
Je les observe en train de bavarder.
Avec des gestes d’affection
l’un pour l’autre.
Ils partagent la même angoisse :
rester ou partir.