DU BON USAGE DU SOMMEIL

Je suis rentré tard dans la nuit.

J’ai fait couler un bain.

Je me sens toujours à mon aise dans l’eau.

Un animal aquatique – je le sais.

Par terre, le recueil gondolé de Césaire.

Je m’essuie les mains avant de l’ouvrir.

 

Je me suis endormi dans la baignoire rose.

Cette vieille fatigue

dont je fais semblant d’ignorer la cause

m’a emporté

vers des territoires inédits.

 

J’ai dormi ainsi pendant une éternité.

C’était le seul moyen

pour rentrer incognito au pays

avec la vaste nouvelle.

Le cheval de nuit qu’il m’arrive parfois

de monter à midi connaît bien le chemin

qui traverse la savane désolée.

 

Le galop dans la morne plaine du temps

avant de découvrir

qu’il n’y a dans cette vie

ni nord ni sud

ni père ni fils

et que personne

ne sait vraiment où aller.

 

On peut bâtir sa maisonnette

sur le flanc d’une montagne.

Peindre les fenêtres en bleu nostalgie.

Et planter tout autour des lauriers roses.

Puis s’asseoir au crépuscule pour voir

le soleil descendre si lentement dans le golfe.

On peut bien faire cela dans chacun de nos rêves

on ne retrouvera jamais la saveur

de ces après-midis d’enfance passés pourtant

à regarder tomber la pluie.

 

Je me souviens que je me jetais au lit

pour tenter d’atténuer cette faim

qui me dévorait les entrailles.

Aujourd’hui, je dors plutôt

afin de quitter mon corps

et de calmer ma soif des visages d’autrefois.

 

Le petit avion passe sans sourciller

sous le grand sablier

qui efface le ruban de la mémoire.

Me voilà devant une vie neuve.

Il n’est pas donné à tout le monde de renaître.

 

Je tourne au coin d’une rue de Montréal

et sans transition

je tombe dans Port-au-Prince.

Comme dans certains rêves d’adolescent

où l’on embrasse une fille différente de celle

qu’on tient dans ses bras.

 

Dormir pour me retrouver dans ce pays que j’ai quitté

un matin sans me retourner.

Longue rêverie faite d’images sans suite.

L’eau de la baignoire s’est entre-temps refroidie

et je me découvre même des branchies.

 

Une telle léthargie m’atteint

toujours à ce moment de l’année

où l’hiver est bien installé

et le printemps encore si loin.

Au milieu de la glace de fin janvier

on n’a plus d’énergie pour continuer

et il est impossible de rebrousser chemin.

 

Je recommence à écrire comme

d’autres recommencent à fumer.

Sans oser le dire à personne.

Avec cette impression de faire une chose

qui n’est pas bonne pour moi

mais à laquelle il m’est impossible

de résister plus longtemps.

 

Dès que j’ouvre la bouche des voyelles et des consonnes se dépêchent de sortir dans un grand désordre que je ne cherche plus à maîtriser. Je me contrôle encore en m’appliquant à écrire, mais je n’arrive pas à plus d’une dizaine de phrases sans tomber d’épuisement. Je cherche une manière qui n’exige pas trop d’effort physique.

 

Quand j’ai acheté ma vieille Remington 22, il y a un quart de siècle, je l’ai fait pour adopter un nouveau style. Plus rude, plus dru qu’avant. Écrire à la main me semblait trop littéraire. Je voulais être un écrivain rock. Un écrivain de l’ère de la machine. Les mots m’intéressaient moins que le bruit du clavier. J’avais cette énergie à revendre. Dans l’étroite chambre de la rue Saint-Denis, je passais mon temps à taper comme un dératé dans la pénombre. Je travaillais, les fenêtres fermées, torse nu dans la fournaise de l’été. Avec une bouteille de mauvais vin au pied de la table.

 

Je reviens à la bonne vieille main

qui tombe si rarement en panne.

C’est toujours vers la fin d’un cycle survolté

qu’on retourne à ce qui nous semble

plus naturel.

 

Après toutes ces années d’usage

il ne reste presque plus rien de spontané en moi.

Pourtant à l’annonce de la nouvelle au téléphone

j’ai entendu ce petit bruit sec

que fait un cœur qui s’arrête.

 

Un homme m’aborde dans la rue.

Vous écrivez toujours ? Parfois.

Vous avez dit que vous n’écririez plus. C’est vrai.

Alors pourquoi écrivez-vous maintenant ?

Je ne sais pas.

Il est parti, l’air offensé.

 

La plupart des lecteurs

se prennent pour des personnages de roman.

Ils considèrent leur vie comme une histoire

pleine de bruit et de fureur

dont l’écrivain ne peut être

que l’humble scribe.

 

Il y a autant de mystère à s’approcher

d’un être qu’à s’en éloigner.

Entre ces deux moments

se déploient l’étouffante vie quotidienne

et son cortège de petits secrets.

 

Par quel bout vais-je prendre ce jour ?

Par le lever ou le coucher du soleil ?

Je ne me lève ces jours-ci

que quand ce dernier se couche.

 

Il me faut tout de suite un verre de rhum

pour chasser les ardeurs de la malaria

cette fièvre que je confonds parfois

avec l’énergie de vivre.

Et je ne m’endors pas avant que la bouteille

ne s’allonge sur le plancher de bois.

 

Quand je souris ainsi dans la pénombre

c’est que je me sens perdu

et personne dans ce cas-là

ne pourrait me faire quitter

la baignoire rose

où je me recroqueville comme dans

un ventre rond rempli d’eau.