DERNIER MATIN

Je ne sais pas trop pourquoi

j’ai eu tant envie de voir ce matin

mon ami Rodney Saint-Éloi au 554, rue Bourgeoys.

Appréciez l’ironie de ce nom de rue

pour une modeste maison d’édition de gauche

dans ce quartier ouvrier de Pointe-Saint-Charles.

 

M’attendaient en haut de cet escalier raide

le large sourire de Saint-Éloi

et un saumon cuisant à feu doux

sur un tapis de fines rondelles

d’oignon, de tomate, de citron et de poivron rouge.

 

Affichés sur le mur les poèmes lumineux

de Jacques Roumain, ce jeune homme qui chanta

si tristement Madrid sous la mitraille

avec cette élégance féminine

qui nous rappelle Lorca.

 

Nous voilà assis,

Saint-Éloi et moi.

L’un en face de l’autre.

Tous deux venus d’Haïti.

Lui, il y a à peine cinq ans.

Moi, il y a près de trente-cinq ans.

Entre nous trente interminables hivers.

C’est le chemin difficile qu’il devra prendre.

 

Il arrive au moment

où je pars.

Il commence quand

je termine.

Déjà la relève de la garde.

Comme le temps a filé.

 

Un jour, il aura

devant lui un autre

qui lui ressemblera

comme un jeune frère.

Et il se sentira

comme je me sens aujourd’hui.

 

Le divan rouge où dort si profondément cette longue brune. La nuit fut mouvementée. Quelques bouteilles de vin vides, une boîte de maquillage, un soutien-gorge jaune et noir. Des restes de repas traînant encore sur la table. Les épices dans de minuscules bouteilles. Des serviettes par terre dans la salle de bains. Les assiettes sales encombrant l’évier. Je sors sur le petit balcon qui donne sur une cour sans jardin. La vie d’intellectuel dans une banlieue ouvrière.

 

Des tableaux de Tiga sur les murs. Une photo du poète Davertige (costume clair, melon noir et large sourire) à l’entrée. Ce sourire sous la douleur d’un dandy au repos qui me rappelle mon père. Les derniers livres publiés par les éditions Mémoire d’encrier un peu partout : entre les draps, sous le lit, sur le réfrigérateur, dans la salle de bains, jusque sur le four allumé où mijote un poulet à la créole.

 

L’exil combiné au froid

et à la solitude.

L’année, dans ce cas, compte double.

Mes os sont devenus secs.

 

Nos yeux épuisés de voir le même décor.

Nos oreilles lasses d’entendre la même musique.

Nous sommes déçus d’être devenus

ce que nous sommes devenus.

Et nous ne comprenons rien

à cette étrange transformation

qui s’est faite à notre insu.

 

Et l’exil du temps est plus impitoyable

que celui de l’espace.

Mon enfance

me manque plus cruellement

que mon pays.

 

Je suis entouré de livres.

Je tombe de sommeil.

Je vois dans mon rêve

la valise de mon père

tourbillonner dans l’espace.

Et son regard sévère

qui se tourne lentement vers moi.

 

Un dernier coup d’œil par le hublot de l’avion.

Cette ville blanche et froide

où j’ai connu mes plus fortes passions.

Aujourd’hui la glace m’habite

presque autant que le feu.