PAR LA FENÊTRE DU ROMAN
La propriétaire de l’hôtel me fait remarquer que toute information parue dans le numéro du jour date d’au moins une semaine. Pour les nouvelles quotidiennes, il faut plutôt se fier à la radio. Ce retard, dans un domaine où la rapidité à livrer une information est devenue plus importante que l’information elle-même, sert de tampon entre l’événement et soi. On est ainsi protégé des mauvaises nouvelles qui arrivent avec quelques jours de retard. Quand elles finissent par nous atteindre, l’onde de choc a déjà été relativement absorbée par une foule compacte en sueur. Ce petit paquet de jours entre l’événement et soi suffit à notre équilibre.
La nouvelle de la semaine concerne à la fois les beaux quartiers et Cité Soleil. C’est rare. Un jeune homme « de bonne famille » kidnappé il y a quelques mois est devenu l’un des implacables chefs de gangs du pays. L’avocat de la famille a déclaré à la radio que « c’était pour ne plus se faire kidnapper à l’avenir qu’il était devenu un kidnappeur ». On rit encore dans les cités populaires de ce que l’éditorialiste appelle « le syndrome de Stockholm ». La réplique ne s’est pas fait attendre, elle s’étale en graffitis sur les murs de Cité Soleil. Si un gosse de riche qui se fait kidnapper par un gang devient, après deux semaines, chef de gang à cause du syndrome de Stockholm, alors pourquoi un criminel qui passe des années en prison ne devient-il pas policier à sa sortie ?
On apprend du même coup que la plupart des kidnappings concernent des gens qui se connaissent bien, ou qui sont parfois de la même famille. Là où les haines sont recuites. Là où l’on connaît le solde exact des comptes en banque des victimes. Remarquez que les demandes de rançon se font de plus en plus précises et qu’on négocie de moins en moins. Le kidnapping est devenu un commerce si lucratif, les riches n’allaient pas rester longtemps en dehors du coup. À la différence des photos des autres voyous qui l’accompagnent, on a pris la peine de brouiller celle du jeune bourgeois.
Depuis que le gouvernement ne peut plus jeter en prison comme bon lui semble les journalistes impertinents ce sont les bourgeois qui ont pris le relais en les achetant souvent à bas prix. On achète le journaliste corrompu avec de l’argent. On achète le journaliste pauvre mais honnête avec de la considération. On achète le journaliste pervers en lui permettant de respirer le subtil parfum d’une très jeune fille penchée vers lui à une réception mondaine.
Je viens d’apercevoir la petite vendeuse
qui me réveille chaque matin.
Sa voix aiguë surpasse celle de toutes les autres.
Je l’entends encore le soir en rentrant.
Le vendeur de journaux qui se tient devant l’hôtel tente de me faire payer l’exemplaire au prix d’un abonnement mensuel. Je lui montre pourtant ma photo dans le numéro du jour. Sans ciller, il me refait le même prix exorbitant. Je lui arrache alors le journal des mains tout en lui donnant quinze gourdes. C’est le prix que paient les gens qui vivent en gourdes, jette-t-il. Comment savez-vous que je ne suis pas d’ici ? Vous êtes à l’hôtel. C’est mon affaire. Pour moi vous êtes un étranger comme n’importe quel autre étranger. Combien faites-vous payer ceux qui passent dans les grosses bagnoles luxueuses ? Il s’en va en grognant. Une chance que les vendeurs de journaux ne lisent que les grands titres autrement on serait pris avec un cinquième pouvoir.
Ce banal incident
me fait boiter
comme si j’avais
un caillou dans le cœur.
Être étranger même dans sa ville natale.
Nous ne sommes pas nombreux
à bénéficier d’un tel statut.
Mais cette petite cohorte
grossit de plus en plus.
Avec le temps nous serons la majorité.
En grimpant la petite côte
qui mène vers la place Saint-Pierre,
je pense tout à coup à Montréal
comme il m’arrive de penser
à Port-au-Prince quand je suis à Montréal.
On pense à ce qui nous manque.
Je suis entré par hasard dans la nouvelle librairie La Pléiade. J’ai connu, à la fin des années 60, celle du vieux Lafontant. Toujours assis près de la porte d’entrée. C’était un homme affable malgré des sourcils touffus qui lui faisaient un air bourru. Il ne parlait pas beaucoup. On allait directement au fond chercher les livres qui nous intéressaient – jamais plus d’un à la fois. On les choisissait dans la fameuse collection Maspero mise à l’index par un pouvoir paranoïaque. Le vieux Lafontant prenait quotidiennement des risques pour offrir autre chose que ces romans policiers et ces magazines insignifiants étalés sur une table à l’entrée. On calculait le prix et, en passant près de la caisse, on déposait le montant exact sur le comptoir. Sans regarder derrière soi, on continuait son chemin jusqu’à la sortie. Toute l’opération devait se dérouler dans une fluidité absolue. On s’entraînait à la maison.
On se retrouvait après,
mes camarades et moi,
dans notre petit restaurant
en face de la place Saint-Alexandre,
chacun avec le livre qu’il venait d’acheter.
On mettait tous les livres sur la table.
Puis on tirait au sort pour savoir qui lirait quoi.
Nos vingt ans étaient si sérieux
qu’une fille a dû presque me violer
pour que je comprenne
ce qui se passait autour de moi.
Celles qui écoutaient les Rolling Stones à la radio
étaient déjà passées à la révolution sexuelle
quand on lisait encore Chine nouvelle.
On cherchait désespérément
dans les discours de notre idole Zhou Enlai,
ce stratège sévère et élégant du parti,
un parfum de femme
le soupçon d’une jambe
ou une nuque duveteuse
qui nous auraient fait faire
des rêves érotiques.
J’ouvrais alors les yeux autour de moi pour découvrir que nous étions un tout petit groupe à faire la révolution dans notre tête, nous contentant de commenter les essais politiques achetés chez le père Lafontant. Les autres vivaient dans l’insouciance et ne s’en portaient pas plus mal. J’étais mûr pour de premières vacances intellectuelles.
Me voilà vivement attiré par tous ces types que je méprisais tant auparavant. Ceux qui ne pensaient qu’à s’habiller, se parfumer, ou qui savaient danser les slows des Platters. Ceux qui n’avaient jamais ouvert un bouquin. Ceux surtout qui ne s’intéressaient pas aux cœurs de ces princesses inaccessibles qui peuplaient nos rêves mais plutôt à leurs corps minces et souples dans des robes de samedi soir. Ceux dans les bras desquels défaillaient celles qui ne nous remarquaient jamais. Ceux dont le visage ensanglanté en première page du journal (ils finissent toujours dans un fatal accident de voiture de sport) était plus commenté au Lycée des jeunes filles que le nouveau recueil de poèmes de Davertige.
Le vieux Lafontant a légué la librairie à ses deux filles (Monique et Solange) qui l’ont scindée en deux. Une librairie à Port-au-Prince, un peu plus grande que celle de Pétionville. Je converse un moment avec Monique qui dirige la librairie de Pétionville. Elle me montre une jeune fille en train de feuilleter un de mes romans. Je reste fasciné par sa nuque (la nuque dévoile beaucoup d’une lectrice). Je vais dans la cour, sous l’arbre, pour éviter de la gêner si jamais elle se retournait et me reconnaissait. Je n’aurais jamais pensé me retrouver un jour à La Pléiade dans la position de l’écrivain.
En marchant ainsi dans cet univers (la ville, les gens, les choses) que j’ai tant décrit, je n’ai plus l’impression d’être un écrivain, mais un arbre dans sa forêt. Je prends conscience que je n’ai pas écrit ces livres simplement pour décrire un paysage, mais pour en faire encore partie. C’est pourquoi la remarque du vendeur de journaux m’a atteint si fortement. À Port-au-Prince au début des années 70, j’étais journaliste car il fallait dénoncer la dictature. Je faisais partie de la petite bande qui montrait les dents au pouvoir. Je ne me posais aucune question par rapport à moi-même jusqu’à cette crise sexuelle à la toute fin. C’est en vivant à Montréal que j’ai pris conscience de mon individualité. À moins trente degrés, on a tout de suite une conscience physique de soi. Le froid fait baisser la température de l’esprit. Dans la chaleur de Port-au-Prince l’imagination s’enflamme si aisément. Le dictateur m’avait jeté à la porte de mon pays. Pour y retourner, je suis passé par la fenêtre du roman.