L’HIVER CARAÏBE

Dans cette région

la famine a été si terrible

qu’on a dû manger les fruits encore verts

puis les feuilles des nouvelles pousses.

Des arbres nus sur une longue étendue.

L’hiver caraïbe.

 

Le ciel est plus étoilé ici

que partout ailleurs.

La nuit plus noire aussi.

On croise des gens

dont on entend les voix

sans voir les visages.

 

Il m’arrive de noter

mes impressions

longtemps après avoir quitté

un village.

Un tel dénuement me laisse

sans voix.

 

On traverse de nouveau un village sec.

Un petit garçon poursuit la voiture

avec de grands gestes de la main

et un large sourire qui lui dévore le visage.

Je le regarde s’effacer

derrière un nuage de poussière.

 

Je ne m’habituerai jamais

à l’extrême courtoisie de ces paysans

qui vont jusqu’à vous offrir leur lit

avec un drap blanc immaculé

pour coucher eux-mêmes à la belle étoile.

 

La voiture est restée près du pont, surveillée par ce long jeune homme si grave qui m’a confié que son grand rêve, c’est d’aller un jour à Port-au-Prince afin de rencontrer tous ces animateurs de radio qu’il écoute sans cesse. Il a passé la matinée avec nous un transistor collé à l’oreille. Et à chaque nouvel animateur, il voulait savoir si on le connaissait. Et Rico ? Et Marcus ? Et Bob ? Et Françoise ? Et Liliane ? Avez-vous connu Jean ? Il les connaît si bien sans jamais les avoir rencontrés.

 

Nous sommes montés là-haut à cheval. Des trois chevaux, j’ai eu le plus rétif. Celui qui s’obstine à marcher le long du précipice. Que peut valoir ma vie pour un animal qui se demande encore ce que je fais sur son dos ? Souffrant de vertige, je n’ose regarder en bas. Le jeune paysan qui me guidait m’a fait un clin d’œil complice en dirigeant le cheval vers le milieu de la route.

 

Une petite fête sous la tonnelle. On nous accueille avec de grands gestes de bienvenue comme si on était les invités d’honneur. On nous apporte du café, du thé, de l’alcool. Il y a une guildive sur la plantation. Grande table chargée de victuailles. Le meilleur repas de ma vie. Mon neveu s’empiffrait à côté de moi. Une demi-douzaine de jeunes filles en blanc faisaient le service. L’impression de circuler dans un rêve où tout ce qu’on souhaite arrive. Le maître des lieux, un riche paysan, m’a poussé dans les bras de sa plus jeune fille, une beauté timide et modeste, qui n’a pas quitté sa chaise sous un calebassier de toute la réception. J’ai appris, au moment de redescendre vers la voiture, qu’elle a étudié la médecine à Harvard et qu’on fêtait son retour au bercail. Je préfère la savoir, sous les caféiers, dans les bras de ce jeune paysan qui la regardait avec un désir si furieux qu’il semblait prêt à affronter la mort pour l’avoir.

 

À cette réception j’ai croisé un ancien professeur de grec qui enseignait il y a deux ans encore dans un lycée de Port-au-Prince. Il avait aussi publié un recueil de poèmes dans le sillage de Verlaine et Villaire. On discutait de Césaire qui le laisse froid quand un de ses amis est arrivé. Ils se sont mis à converser en grec. J’avais oublié cette culture de province si raffinée et désuète.

 

Les paysans ont refusé de prendre l’argent que je leur offrais pour leur peine et comme j’insistais l’un d’eux a fini par lâcher que c’était pour le ministre qu’ils l’avaient fait. Dans la voiture, le chauffeur m’apprend qu’on n’aurait jamais pu circuler aussi librement si les gens n’avaient pas reconnu la voiture du ministre. C’est grâce à lui si la région est aujourd’hui irriguée.

 

J’ai demandé au chauffeur pourquoi il n’avait rien mangé tout à l’heure. Il a d’abord fait semblant de n’avoir pas entendu. J’ai dû lui rappeler que s’il craignait quelque chose c’était son devoir de m’avertir, puisque j’étais sous sa protection durant tout le voyage. Il a enfin lâché, sur ce ton mystérieux qu’il prend parfois, qu’on ne court aucun danger tant qu’on ne sait rien. Il a fallu que j’insiste pour qu’il consente à s’expliquer plus clairement. Si on nous a reçus avec tant de respect c’est parce que nous représentions des dieux très puissants. Lesquels ? Il n’a pas voulu répondre. Et vous ? Pour que la cérémonie commence, il faut que le dieu honore le repas. C’était quel genre de cérémonie ? Les fiançailles de la jeune fille avec Legba. C’était donc moi Legba, puisque le maître de maison n’arrêtait pas de la pousser dans mes bras ? Non, c’était votre neveu. Pourquoi prenait-il tant soin de moi ? Il fallait amadouer Ogou, un dieu colérique et jaloux qui pouvait gâcher la fête à tout moment. Et vous ? N’ayant rien pris d’illicite, je n’étais qu’un simple mortel qui accompagnait les dieux. Je ne suis pas sûr qu’il m’ait tout dit. Le mystère fait partie intégrante du vaudou. Quand j’entends les touristes ou les ethnologues dire qu’ils ont assisté à « une vraie cérémonie vaudou »… C’est qu’il n’y a pas de vraie cérémonie vaudou – c’est comme croire qu’on peut acheter le paradis. Cela se joue dans d’autres sphères.