« Vous voyez, les peines planchers,
ce que ça fait ? Merci, Sarkozy ! »
Une pluie fine tombe sans discontinuer depuis ce matin sur la prison, le sol est détrempé, boueux, le ciel d’un gris infini. Décembre s’est définitivement installé et tout est encore plus triste qu’à l’accoutumée.
Sur le bureau en Formica placé au milieu de la coursive, je cherche les papiers concernant les différentes activités prévues pour l’après-midi. Je finis par trouver quelques feuillets froissés que je fourre dans une de mes poches : ce sont les listes du sport, du scolaire, de la sculpture, de la messe… Les surveillants ont pris l’habitude de les cacher pour empêcher les détenus de venir fouiner sur leur bureau, où trône un antique ordinateur branché sur le logiciel de la Pénitentiaire.
Un homme et une femme se présentent à moi, l’allure propre et soignée de ceux « du dehors ». Des gouttes de pluie constellent encore leurs épaules. « Bonjour, on vient pour animer une séance du planning familial. Normalement, vous avez la liste… En espérant qu’on aura un peu de monde, cette fois… » me dit la jeune femme sans trop y croire.
Je sors de ma poche un feuillet chiffonné sur lequel six noms sont inscrits. Je vais voir s’ils sont là. Deux sont au sport, deux autres à l’infirmerie, un cinquième rencontre en ce moment même son avocat au parloir. Le dernier est sous sa couverture en train de regarder un documentaire animalier.
– Est-ce que vous voulez aller au planning familial ?
La tête mi-endormie se penche hors du lit.
– C’est quoi, ça ?
– C’est ceux qui aident les familles, les femmes enceintes, qui leur dispensent des conseils.
– Ah… Euh non, c’est bon, je reste là !
Mes deux intervenants repartent résignés. Ils ont l’habitude.
Une demi-heure plus tard, une femme d’une cinquantaine d’années, quelques bijoux fantaisie au cou, se présente à son tour en me tendant une main délicate : « Bonjour, je suis une des intervenantes scolaires, je viens donner un cours de soutien. Je vais m’installer dans la salle, au cas où certains se présenteraient… » Elle non plus ne semble pas trop y croire.
Après trois quarts d’heure de vaine attente, personne ne s’est encore présenté. Elle soupire et me tend un petit morceau de papier sur lequel elle a inscrit plusieurs noms. « J’espère qu’il y aura plus de monde pour le prochain cours. »
Je reviens cinq minutes plus tard : toujours personne.
Le premier travaille à l’atelier ce matin.
Ferral a été libéré la semaine dernière.
Roland et Berthelot suivent une formation afin de préparer leur sortie de prison.
Quant aux deux derniers inscrits, ils sont au sport.
Pourquoi ces absences ? De nombreux détenus s’inscrivent aux activités, occasions inespérées de quitter leur cellule, sans trop savoir à quoi elles correspondent. Puis ils renoncent. Parfois par manque d’intérêt. Souvent parce qu’elles se télescopent. Le créneau horaire (13 h 30-17 h 30) durant lequel elles peuvent avoir lieu est court. À 18 heures, on distribue déjà le repas du soir, et tout le monde doit être rentré en cellule. Le sport fait le plein à tout coup ; le planning familial, lui, ne déplace pas les foules.
La routine reprend. Les occupants de la même cellule que la dernière fois réclament de l’eau pour leur café. Gazin, à la porte d’à côté, rechigne, puis finit par me dire de repasser dans cinq minutes, « le temps que l’eau chauffe ».
On tambourine contre une porte, quelque part sur la coursive opposée, en hurlant très fort : « Au feu ! Au feu ! » J’accours, dubitatif. Quand j’ouvre, les deux occupants de la cellule sont hilares. J’explose : « Écoutez, vos petits jeux à la con ne me font pas rire du tout ! Là, vous vous marrez, mais je vous jure que je ne courrai pas la prochaine fois, et que le jour où vous cramerez pour de bon, le jour où il y aura vraiment une couille, vous vous retrouverez comme des cons ! Alors c’est la première et la dernière fois que je vous le dis : on ne déconne pas avec ça. C’est clair ? Je pense être réglo avec vous, alors faites pareil, et tout se passera bien. »
Confus, ils bredouillent des excuses. Je leur claque la porte au nez. Je ne m’imaginais pas capable d’un tel accès de colère.
À une autre porte, on me demande de faire passer deux revues de « charme » à la cellule mitoyenne. « Vous leur dites bien qu’ils me les rendent après, et qu’ils déchirent pas les pages ! J’en ai besoin », me précise le détenu. Hormis ce genre d’échange et les posters de seins nus affichés aux murs, il n’y a pas de sexe en prison. Les détenus en parlent, bien sûr, souvent pour dire qu’ils « en ont une grosse » et qu’ils « assurent comme des bêtes », mais à part cela, rien. Le peu que j’en sais m’a été rapporté par des surveillants plus âgés. Les prisonniers se masturbent, mais, à trois dans une même pièce, le manège n’est pas évident. Ils regardent quelques films, lisent des magazines. Certains ont fabriqué des vagins artificiels avec des plats de nouilles pour reproduire « la tiédeur et la moiteur ».
Les relations homosexuelles sont le tabou suprême, de même que les histoires de viol, en cellule et dans les douches. Mais je pense que, si elles existent, elles restent marginales. Depuis que je suis ici, en tout cas, je n’ai jamais eu le début d’un soupçon qu’un détenu a été violé. Peut-être que je me leurre ?
On m’appelle pour fouiller un prisonnier soupçonné d’homicide de retour du tribunal. Un détenu comme tous les autres : dents abîmées, peau grasse, Nike Requin aux pieds. Le préfabriqué où nous nous retrouvons ne sert que pour les fouilles : un portemanteau, un tabouret et une poubelle en constituent l’unique décor. Loin des regards, des autres matons, je suis seul, et l’idée de ne pas le fouiller m’effleure l’esprit. Pourtant je le fais. L’insidieuse mécanique du système joue à plein. Le risque est trop grand, si je m’abstiens, que cela remonte aux autres surveillants et que je me fasse tancer, ou que les détenus s’en servent tout simplement comme moyen de pression contre moi.
À contrecœur, j’enfile une paire de gants en plastique, décidé à expédier cette fouille. Le détenu se fige, me fixe dans les yeux, et des larmes de colère baignent ses joues blêmes. Il se met à hurler : « Putain ! C’est ça qui me rend fou ! J’en ai marre ! Je me suis déjà désapé ce matin ! J’ai passé toute la journée au tribunal, les flics m’ont pas lâché une seule fois, pas une seule fois ! Et je dois encore le faire ! »
Il propulse ses chaussures contre le mur d’en face. « Comment je peux cacher quelque chose ? » éructe-t-il en jetant ses vêtements à même le sol. Nu, en chaussettes, il abaisse son caleçon au niveau des genoux et pivote sur lui-même à petits pas grotesques, comme un pingouin. Je tente de le calmer : « Écoutez, faut pas croire que ça me fasse plus plaisir qu’à vous. Si je pouvais m’en passer, je le ferais volontiers. Je ne fais qu’appliquer le règlement, rien d’autre. » Me voilà, bon fantassin de la Pénitentiaire, à réciter mon excuse à deux balles. J’ai honte.
Mes jambes et mes bras commencent à être lourds, ma bouche pâteuse. Après la fouille, je bois un peu d’eau et m’assois quelques minutes. J’oscille entre la rage et une douce résignation. J’éteins mon Motorola pour me couper du monde. Il y a quelque chose d’apaisant à baisser les bras, à tout laisser tomber, à ne plus répondre aux détenus.
J’ai 94 détenus sous ma responsabilité aujourd’hui, 94 détenus répartis sur 38 cellules. Ce qui fait en tout et pour tout quatre minutes, pas une de plus, à accorder à chacun au cours de l’après-midi ! Et encore, à supposer que je ne doive pas m’occuper en plus des activités, de l’infirmerie, des travailleurs sociaux, du sport… ce qui n’est jamais le cas. Il me faudrait plus d’une heure et demie pour discuter seulement une petite minute avec chaque prisonnier ! Le slogan publicitaire de la Pénitentiaire est : « Autorité, Respect, Humanité. » Ils feraient mieux de remplacer « Humanité » par « Comptabilité ».
Le nombre de gardiens dans une prison est calculé en fonction de la capacité d’accueil « théorique » de l’établissement, non du nombre réel de détenus. À Orléans, l’Administration pénitentiaire affecte donc une trentaine de surveillants pour gérer les 105 prisonniers « théoriques », alors que la taule en compte en permanence entre 200 et 250. Nous sommes débordés, et les détenus, chaque jour un peu plus sur les dents, sont contraints de s’entasser au gré des nouvelles entrées.
Le principe d’« une cellule pour un détenu », qui mettrait un terme à la surpopulation carcérale, est une vieille promesse dont la réalisation est sans cesse repoussée depuis… 1875. Michèle Alliot-Marie, lorsqu’elle était ministre de la Justice, a préféré substituer à ce principe celui du « libre choix » entre encellulement individuel et placement en cellule collective. Cette apparente liberté de choix comporte cependant un sérieux inconvénient : la cellule individuelle disponible peut se trouver à des centaines de kilomètres du lieu d’incarcération initial, si bien qu’un détenu orléanais du quartier de l’Argonne se voit contraint de choisir entre une cellule surpeuplée dans une maison d’arrêt située à cinq cents mètres de sa famille et une cellule individuelle à cent, deux cents voire cinq cents kilomètres de chez lui !
18 h 30. La « gamelle » va commencer quand Halter, un freluquet au sourire pâle, se présente sur la coursive. Ses cheveux ébouriffés, ses traits défaits trahissent une récente garde à vue. Il a l’air totalement perdu. Je lui indique les douches. Il ne s’est pas lavé depuis deux jours.
– Surveillant, si je souris, faut pas croire que je me fous de votre gueule ! C’est juste que je suis tout le temps comme ça. Même quand ça va pas, je souris !
Un prisonnier l’aperçoit.
– Ah ! De retour ? Comment ça va, la famille ?
Il claque deux bises sur ses joues sales et le serre dans ses bras en lui glissant quelques mots en arabe. Halter sourit.
Un autre détenu l’interpelle à son tour :
– C’est la première fois ?
– Non, non, multirécidiviste… Vol pour la septième fois.
– Ah, moi pareil, mais pour conduite sans permis. J’ai pris six ans.
Halter se départ de son sourire.
– Putain ! Six ans en récidive ? Je risque de prendre cher, cette fois… Merde !
Il se tourne vers moi :
– Vous voyez, les peines planchers, ce que ça fait ? Merci, Sarkozy !
18 h 50. La « gamelle » distribuée, je referme un à un les lourds verrous de chaque porte. Le temps, l’humidité, les coups de poing répétés ont fait jouer les gonds, et les pênes sont décalés par rapport à leurs gâches. Je force ; le verrou s’encastre soudain dans l’orifice métallique. Le bruit se réverbère dans toute la détention. Je ferme la 103 quand Gazin se met à grogner derrière la porte :
– Elles sont où, mes baskets ?
– Quoi ? Quelles baskets, Gazin ?
Il hurle :
– Bah, mes baskets de la fouille !
J’ouvre.
– Mes chaussures, celles qu’on m’a données au parloir ! Le surveillant de la fouille, le grand Noir, il a dit qu’il les ramenait, et il est pas venu ! Je m’en bats la race, je veux mes baskets ou je tape un scandale. Je m’en bats les couilles, je veux voir le chef !
Je lui demande de se calmer. Sans succès. Les chaussures neuves apportées par les familles doivent être enregistrées avant d’être remises au détenu. Une procédure de plus pour éviter le racket, mais qui alourdit encore le fonctionnement de la prison. Parfois les chaussures s’évanouissent dans la nature. Le cycle de l’incompréhension se perpétue.
– Écoutez, je ne sais pas où elles sont, et à cette heure-là le surveillant de la fouille est parti. Je finis de fermer les verrous et…
Il ne me laisse pas finir ma phrase.
– Je vais tout casser dans la cellule si j’ai pas mes chaussures ! Une paire à 150 euros, merde ! Je vais tout défoncer !
Il ne sert à rien de discuter, d’essayer de lui expliquer que je vais me renseigner. Je referme la porte brutalement ; il se met à taper comme un fou en hurlant :
– Chef ! Chef ! Je veux voir le chef !
Sa voix s’étrangle quand je vois débarquer sur la coursive deux surveillants expérimentés : Max et Alex.
– Où est-ce que ça tape ?
– La 103, c’est Gazin.
Ce dernier ne s’est pas calmé et, rouge de colère, leur explique la situation.
– Vous allez pas me dire que vous savez pas où sont les baskets neuves à 150 euros que ma mère vient juste de me donner ? Une paire de Nike toutes neuves, putain !
Impossible, à cette heure avancée où tout le monde est parti, de retrouver la paire de chaussures. On verra demain. Promis ! Hermétique au reste du monde, Gazin répète inlassablement :
– Le surveillant de la fouille, il a dit qu’il les ramenait. Le surveillant de la fouille, il a dit qu’il les ramenait. Le surveillant de la fouille…
On referme la porte. Max m’explique :
– C’est le surveillant de la fouille qui a chié. Il ne faut jamais dire oui à un détenu si tu n’es pas sûr de toi. Après, tu as l’air d’un baltringue et tu perds ta crédibilité. Et regarde les conséquences… Gazin, c’est un mec qui monte tout de suite dans les tours, il s’énerve rapidement, il gueule et tout, il tape, mais il redescend tout aussi vite. Il y en a, ils s’énervent, et là, tu ne peux rien faire : ils retournent la cellule et il faut juste attendre que ça passe. Tu ne peux rien de plus.