« Vous n’êtes pas là
pour les juger une seconde fois »
Beaucoup de résistants ont découvert durant la dernière guerre les conditions de vie déplorables existant dans les prisons françaises : les rats, la faim, l’humidité… En 1945, l’un d’entre eux, Paul Amor, devient directeur de l’Administration pénitentiaire. Fait inédit dans l’histoire de la prison : un ancien détenu prenait la tête de l’administration carcérale ! Objectif affiché : mettre la réinsertion au centre de sa politique. Amor instaure le « régime progressif » et quatre types d’emprisonnement en fonction de la dangerosité des détenus : observation, normal, confiance, grande confiance.
Châteaudun fonctionne encore aujourd’hui sur cette base, avec seulement trois niveaux de détention. Les prisonniers du régime de « confiance », les plus méritants, ont été regroupés dans le bâtiment C, un bloc fait de pierres et de barreaux installé à l’est de la prison, un peu à l’écart des autres, entre le terrain de sport et le mur extérieur.
Je m’y présente pour la première fois. Les autres matons m’ont prévenu que ça allait être très calme, et m’ont conseillé d’apporter de la lecture. Je traîne un livre dans mon sac.
L’intérieur a l’aspect défraîchi et vieillot de tous les autres bâtiments, à part quelques fresques colorées sur les murs, représentant des Indiens et des paysages tropicaux.
Je croise Christian, le surveillant qui a tenu tête au colosse borgne l’autre jour. Je ne l’ai pas vu depuis des semaines. Il m’explique qu’il revient d’arrêt-maladie : il s’est fait agresser.
Voilà l’histoire : un détenu refuse d’aller à son parloir. Christian et ses collègues insistent, deux, trois fois, puis le laissent là, dans sa cellule. Cinq minutes plus tard, le taulard se met à taper dans sa porte. Les matons y retournent, accompagnés d’un chef. Le bonhomme sort sur la coursive. Il se tient debout le long du mur, le gradé en face, les gardiens en demi-cercle autour de lui. Tout à coup, il fait un mouvement du bras vers le chef, comme pour le frapper. Les surveillants lui sautent dessus. Dans la précipitation, Christian reçoit un coup. Le prisonnier est immobilisé au sol. Christian se rend alors compte que le « voyou » a une arme : un manche de brosse à dents garni de deux lames de rasoir. Christian saigne. Il a été coupé derrière l’oreille. Quelques centimètres en dessous et c’est la gorge qui était touchée !
Il m’explique qu’il a porté plainte et qu’il suit depuis l’agression un traitement préventif contre le sida : « La lame était peut-être contaminée. » Je le quitte, rageur : pourquoi faut-il que ce soient les bons surveillants qui se fassent planter, alors que ceux qui jouent aux cartes sont épargnés ?
Je rencontre le surveillant du PIC, le sas sécurisé, qui m’avertit que je devrais « plaire aux détenus » du bâtiment, vu mon jeune âge… Je grimace un semblant de sourire ; je n’aime pas ce surveillant, un tas de muscles sans cervelle qui, le premier jour, nous a accueillis en nous demandant si nous préférions une turlute ou une petite sodomie des anciens pour commencer la journée. Il avait continué en racontant comment il avait proposé à d’anciens collègues de « s’arracher les poils de bite » pour les donner à fumer à un prisonnier qui demandait du tabac, et comment, une autre fois, il leur avait suggéré de « pisser dans un seau » pour le déverser sur un autre qui les « emmerdait ». Dans les deux cas, les autres avaient refusé. « C’étaient pas des rigolos. »
Déjà, quelques trognes ridées apparaissent dans l’encadrement des portes, attirées par le bruit des clés accrochées à ma ceinture. Je progresse sur la coursive où flotte une étrange odeur de bonbons pour la toux, de réglisse, de gâteaux secs et d’eau de Javel. Je ne vois là que des vieillards.
Je jette quelques bonjours à droite à gauche ; d’autres visages apparaissent, dont certains ruminent à petits mouvements de mâchoire un invisible bonbon. Ils me saluent à leur tour. Je continue de découvrir avec étonnement d’autres trognes de papys en chaussons qui tremblotent, appuyés au chambranle.
Un vieux monsieur traîne à pas de moineau ses savates usées au milieu du couloir en soufflant bruyamment. Un autre claudique en s’appuyant sur une béquille comme un lépreux et s’arrête une seconde pour me regarder passer. Un tout petit homme vêtu d’un pantalon de toile et d’un gilet écossais me salue d’un signe de tête. Sa cellule sent aussi les pastilles à la menthe et la lavande. Un calendrier de La Poste illustré de chevaux au galop est accroché au mur. Sur la table, des petits napperons brodés, quelques fleurs dans un vase, un magazine télé.
Dans la cellule d’à côté, je remarque sur une chaise un exemplaire de La République du Centre et, sur une table, encore des napperons et un paquet de « langues de chat » à demi entamé. L’occupant regarde la fin du journal de Jean-Pierre Pernaut.
Les deux vieillards qui occupent la cellule suivante sont penchés sur une partie de dames. La télévision est allumée, mais sans le son. Un petit poste de radio diffuse une chanson inaudible.
Plus loin, un homme fripé comme une vieille figue est assis sur son lit ; il est en train de rajuster ses bas de contention. On le surnomme « la Suceuse ». Un surveillant en rajoute : « Il lui suffit d’enlever son dentier, et après il te fait ce que tu veux ! »
Tous ces hommes rabougris, qui ont entre soixante-dix et quatre-vingts ans, sont des « pointeurs ». Des violeurs, des pédophiles, condamnés sur le tard, souvent à de longues années de prison. Il y a là des grands-pères, un curé, quelques instituteurs, d’autres dont je ne sais rien. Le plus âgé a quatre-vingt-neuf ans. J’interroge les visages en passant de cellule en cellule : ils se ressemblent tous, ils sont tous cabossés et ridés.
On les a regroupés là, au rez-de-chaussée, pour qu’ils n’aient pas d’escalier à monter. Pas de lits superposés non plus, pour qu’il n’y ait pas de « guéguerre pour le lit du bas ». Ils sont vieux, avec des soucis de vieux, les barreaux en plus. Dans son rapport daté de 2000, le Sénat notait qu’en vingt ans le nombre des détenus de plus de soixante ans avait été multiplié par cinq.
Je les dévisage, troublé. Ce qu’ils ont fait est horrible et me dégoûte. Dans le même temps, la petite phrase de Fleury-Mérogis me trotte dans la tête : « Vous n’êtes pas là pour les juger une seconde fois. » Ces vieillards qui ne m’inspirent aucune bienveillance vivent ce que le Sénat a qualifié de « double peine ». Ce sont les proscrits, les damnés de la prison. Les matons les méprisent, les autres prisonniers les détestent encore plus. On ne leur parle pas, ou seulement quand on y est obligé. Ils ne sortent pas en cour de promenade, ne quittent jamais leur aile, ne croisent pas les autres détenus. Chaque midi, l’infirmière passe avec son chariot et s’arrête quelques secondes aux portes pour la distribution de médicaments. Ils tendent de petits flacons vides qu’elle remplit de gélules colorées. Voilà le principal, et souvent le seul, événement de leur journée. Elle repart. Ils retournent à leur programme télé, à leurs mots croisés ou à leurs grilles de Sudoku, et au café qu’ils s’invitent à boire d’une cellule à l’autre. C’est là leur vie, ou ce qu’il en reste. Certains mourront ici. La loi Kouchner de 2002 a tenté de limiter le phénomène en permettant la suspension des peines si la santé d’un détenu est jugée préoccupante et « durablement incompatible avec la détention ». Cette loi a permis à Maurice Papon d’être libéré en septembre 2002, ce qui a fait hurler un de mes professeurs de l’Enap : « Papon, je l’ai eu quand j’étais surveillant : il me donnait des ordres comme s’il se croyait encore préfet ! »