13

« Ils ont la grippe A, ces poulets ! »

Hier, Jean-Pierre Treiber s’est évadé de la prison d’Auxerre. Le visage rougeaud de l’auteur présumé du double meurtre de Katia Lherbier et Géraldine Giraud s’affiche sur tous les écrans télé. Notre petit monde de gardiens ne bruit que de la nouvelle, d’autant que le même jour un second prisonnier s’est enfui du centre de détention de Joux-la-Ville, dans l’Yonne. Personne n’aimerait être à la place du surveillant des ateliers qui ne s’est pas rendu compte que Treiber se faisait la belle. « Ça va être chaud pour lui ! » prédit un collègue.

Ç’aurait pu arriver à n’importe lequel d’entre nous. La routine nous bouffe tous et je suis le premier à le reconnaître. Un exemple : je suis ici depuis moins de deux mois, et déjà je ne fais plus systématiquement mes « contrôles œilleton ». Personne ne les fait plus, d’ailleurs. Comme tous ces gardiens qui ne montent plus dans les étages et passent leur temps à discuter autour d’un café.

Ces petites failles, ces laisser-aller sont insignifiants. Pourtant, ajoutés les uns aux autres, ils font qu’un moment vient où nous ne prêtons plus attention à l’essentiel : la sécurité et la réinsertion.

Il y a quelques années, un prisonnier a tenté de s’évader de Châteaudun par les toits. Il avait confectionné un mannequin et l’avait installé dans sa cellule en position de prière. Il savait que les surveillants ne dérangeaient pas les détenus à ce moment-là. Le maton de garde s’est toutefois rendu compte de sa disparition, et le gars a été rattrapé peu après.

 

À l’étage, Treiber et son évasion sont vite passés au second plan. Une affaire bien plus importante occupe tous les esprits : les poulets rôtis sont-ils arrivés ? « Normalement, m’explique un détenu qui en a cantiné deux, ils devaient être livrés vendredi dernier. Et puis après on nous a dit mardi, et mardi on nous a encore dit aujourd’hui. Alors, est-ce que c’est sûr ? »

J’appelle le responsable des cantines qui me confirme la livraison pour aujourd’hui. Avec le temps, j’ai appris à me méfier des promesses qui se transforment en problèmes, et j’avertis les détenus que les poulets seront « en théorie » livrés dans la journée.

Un prisonnier vient me trouver dans le bureau : sa « petite serrure » est cassée depuis deux semaines, et rien n’a été fait. Les cellules des régimes « amélioré » et « de confiance » comportent deux serrures : une grande que seuls les surveillants peuvent ouvrir et fermer, et une petite que nous pouvons également actionner mais dont les détenus ont aussi la clé. En cours de journée, la première reste déverrouillée et les prisonniers peuvent ouvrir et fermer leur porte à leur guise pour éviter les vols.

La serrure est donc cassée ; j’appelle la maintenance, qui a justement prévu de passer la réparer aujourd’hui. Le réparateur ne s’attarde pas plus de cinq secondes : le canon de la serrure n’est plus là, impossible de réparer. Il lui faudra revenir. L’occupant de la cellule se lamente :

– Mais ça fait déjà deux semaines que je l’ai dit !

Le réparateur se gratte la tête, perplexe.

– Ç’a été marqué dans mon cahier il y a seulement deux jours.

Nous ne disons rien, mais nous pensons tous trois la même chose : la consigne s’est perdue en route, ou n’a simplement jamais été donnée. Je vais tout de même me renseigner auprès du surveillant avec qui je travaille aujourd’hui. Il me dit de laisser tomber :

– Tu t’en fous ! Le gars attendra quelque temps.

Une heure et demie plus tard, un auxi arrive, les mains chargées de sacs en papier maculés de gras contenant les fameux poulets. Les noms des détenus sont inscrits dessus au crayon-feutre.

J’entame la distribution. Première coursive, deuxième coursive… J’en suis à la troisième quand un jeune Tunisien, qui joue habituellement les comiques, sort en trombe d’un des offices en hurlant. Je me rapproche ; Josy aussi, sa mèche dans les yeux. Le détenu crie de plus en plus fort en agitant son sac en papier qui dégouline de graisse :

– Surveillant ! Vous avez vu la gueule des poulets ? Ma parole, ils sont malades ! Regardez : ils sont tout petits ! C’est sûr, ils ont la grippe A, ou un truc comme ça, ou l’hépatite ! Et puis la couleur, c’est pas cuit, c’est sûr. Ils sont pas frais, ces poulets. Tenez, regardez !

Il me met sous le nez un poulet rachitique, de la taille d’un pigeon, qu’il tient dans sa main. Il le tourne et le retourne sous toutes les coutures, la graisse coulant à grosses gouttes sur le sol. C’est vrai que la couleur grisâtre du volatile est bizarre. Un autre prisonnier s’en mêle.

– Il est pas normal celui-là, surveillant ! Vous avez vu la viande, elle part toute seule !

À leur tour d’autres prisonniers, attroupés autour de nous, sortent les poulets de leur emballage et se mettent à protester :

– C’est la première fois qu’ils nous en livrent des comme ça. Normalement, ils sont gros et tout, comme dans les magasins sur les broches. Là, ils sont minuscules, y a que les os et rien à manger. Je veux le rendre, hors de question de manger ce truc-là !

Je soupire. Encore un problème en perspective. En plus, je ne connais pas la procédure.

– Moi aussi, je veux le rendre. Ils se foutent de nos gueules !

– Moi aussi !

– Moi aussi !

Les cris s’enchaînent. Josy parvient à les calmer en hurlant encore plus fort qu’eux tous :

– Ouais, c’est inadmissible ! Rendez-les, les gars, on va vous distribuer des bons de réclamation cantine qu’il faudra remplir, et reprendre les poulets qui ont été distribués.

Tout est tellement compliqué ! Josy m’explique comment faire remplir les bons, en précisant bien dessus ce qui ne va pas. Si leur requête est acceptée, les prisonniers se feront ensuite rembourser les poulets et pourront en cantiner de nouveaux, mais ne devront pas compter les avoir avant plusieurs jours, le temps que les infos soient transmises, que l’argent soit remboursé, que les nouvelles volailles soient livrées.

Je leur distribue les formulaires. Comme d’habitude, il en manque. Je descends au premier étage en récupérer ; il n’y en a pas non plus. Je finis par en trouver dans le bureau des chefs. Dans le même temps, d’autres détenus reviennent des ateliers, de leur formation ou de la salle de sport, et je dois ouvrir leur cellule. Je cours dans toutes les directions. Des appels fusent de partout. Celui-ci veut rendre son poulet, celui-là veut aller prendre sa douche sur la coursive d’en face parce que la sienne est en travaux, un troisième n’a pas eu ses cantines, un autre a besoin que je lui ouvre la porte de sa cellule, un cinquième vient juste de découvrir son poulet :

– Il est tout petit ! Même la surveillante, elle a dit qu’ils avaient la taille d’une caille… C’est quoi, au fait, une caille ?

– C’est de la taille d’un pigeon.

– Ah ouais, ça a des ailes mais ça peut pas voler, c’est ça ?

– Vous avez appelé les cantines ? me demande un autre.

Dans la précipitation, j’ai oublié. Je téléphone. Pas de réponse. Une heure et trois appels plus tard, quelqu’un décroche enfin.

– Bonjour, j’ai des détenus qui veulent rendre leurs poulets. Ils les trouvent trop petits.

Une voix un peu surprise me répond :

– Ah bon ? Pourtant c’est le poids prévu : un kilo cent pour sept euros. Peut-être qu’ils ont un peu perdu avec la cuisson, mais c’est normal.

En fin de compte, tous les poulets sont rendus et je récupère les bulletins de réclamation truffés de fautes d’orthographe. On croirait un courrier à 60 millions de consommateurs :

« Je n’ai jamais vu un poulet comme ça. »

« Je trouve sa inadmissible de livrée ce genre de poulet. »

« J’estime être lésé et c’est inacceptable de votre part, car vous savez pertinemment que nous avons les mains liées. C’est ce que nous appelons de l’abus de confiance. »

« Je trouve ça honteux de livré des poulet ainsi car nous sommes obligé de passé par vous. »

« Cela fait 3 ans que je suis à Châteaudun et c’est de pire en pire mais là c’est la cerise sur le gâteau. »

 

La journée n’est pas encore finie et tout se mélange dans ma tête. Quand ai-je eu cette incroyable discussion au sujet de la « deuxième prison » ? Il y a une semaine ou un mois ? Et comment s’appelait le prisonnier avec qui je l’ai eue ? Je ne m’en souviens pas. Je me sens broyé, et je soupire en regagnant mon bureau pour boire un peu d’eau. J’en ai marre de ces portes qui se ferment devant moi. À quoi bon tout ça ? Entre les coups de fil sans réponse, les formulaires manquants et les surveillants laxistes, je me dis que cela n’a pas beaucoup de sens. À quel moment les autres matons ont-ils abdiqué devant l’absurdité du système ? À quel moment en ont-ils eu marre de gesticuler, comme moi, dans le vide, et se sont-ils décidés à abandonner leur poste pour aller boire un café ?

Une nouvelle fois, je me rends compte que je suis plus maton que journaliste. Avec tout ce qu’il y a à faire, je perds le recul nécessaire.

 

Je dois encore distribuer la pile de courrier décacheté qu’on a posée sur mon bureau. Toutes les lettres, qu’elles entrent ou qu’elles sortent, sont lues, sauf celles adressées au juge et aux avocats. Je distribue les enveloppes de cellule en cellule quand j’arrive à celle de Soro, le « bonhomme » de la coursive, un Ivoirien aux proportions de videur de boîte de nuit, pas franchement souriant, envoyé ici pour trafic de stupéfiants. J’ai justement un courrier pour lui : un exemplaire de Jeune Afrique. Je me sers de ce prétexte pour engager la conversation :

– C’est un bon journal.

Ses yeux s’éclairent un quart de seconde. Une lueur à peine perceptible. Il se décrispe. Ce n’est pas tous les jours qu’un maton lui parle de ses lectures.

– Oui, ça change de ce qu’on lit autre part sur l’Afrique, c’est clair et objectif. Je suis un féru d’actualité, j’adore ça. Et puis, c’est très diversifié : un jour la Côte d’Ivoire, un autre le Congo, le Gabon…

– Ça fait longtemps que vous le lisez ?

– Dix ans.

Nous parlons quelques instants de la situation du Gabon et de la mort d’Omar Bongo, survenue il y a un peu plus de deux mois.

– La prochaine élection pue la Françafrique, de toute façon. Je vous parie, surveillant, que ce sera son fils qui sera élu.

La conversation continue sur la presse.

– Surveillant, si vous aimez les affaires internationales, je vous conseille La Revue du monde, c’est vraiment superintéressant, et très sérieux.

– Et vous, vous connaissez la revue XXI ? Ce sont de très longs reportages de journalistes qui prennent le temps de se poser et de regarder les choses. Ça prend le contre-pied de l’actualité immédiate.

– Ça fait combien de temps que ça existe ?

– Un an maintenant.

– Ah… Normal, si je la connais pas. Il y a un an, j’étais déjà en prison.