« Un vaisseau spatial
dans un désert rural »
La bodega barcelonaise est bien loin. Dix jours, déjà ! Un autre monde… Comme une petite parenthèse, chaude et dorée, passée avec Gaëlle sur la côte catalane, entre tapas et bière tiédie par le soleil de fin d’après-midi. Hors de la prison. Hors de cette enquête.
J’ai bien failli ne jamais partir. Quelques jours avant ces brèves vacances en Espagne, je me suis rendu dans une gendarmerie proche d’Orléans pour la fameuse « enquête de moralité » qui m’avait tant inquiété au début de mon projet. J’allais encore devoir m’expliquer et prendre le risque d’être découvert.
Un gendarme m’a reçu en bougonnant – ce n’était pas à lui de faire ce genre de choses – et, sans la moindre conviction, m’a posé quelques questions. Où étais-je allé à l’école ? Est-ce que je faisais du sport ? Depuis combien de temps ? Quel était mon travail avant de vouloir entrer dans la Pénitentiaire ?
Je lui ai raconté l’histoire du jeune diplômé précaire et de l’intérim. Il a hoché la tête, compati à propos des absurdités de notre système scolaire, avant de prendre congé. Je savais que lui ou un de ses collègues devait aussi procéder à une enquête de voisinage pour se faire une idée plus précise de ma petite personne. On verrait bien.
Me voici maintenant au cœur de la Beauce, sur la route de Châteaudun. Tout autour de moi, sous le ciel cendreux, des kilomètres et des kilomètres de champs de blé balayés par le vent. De temps à autre, une moissonneuse-batteuse silencieuse et solitaire. Il est tout juste 11 heures lorsque j’aperçois enfin une caserne militaire et ses baraquements uniformes. Puis, un peu plus loin, le long de la départementale, la prison, avec ses hauts grillages, ses murs de protection hérissés de barbelés, ses étroites fenêtres à barreaux. Mon regard s’arrête aux angles du grillage extérieur : il n’y a pas de miradors. Tout autour, à droite, à gauche, en face, à l’arrière, des champs à perte de vue. Après Fleury-Mérogis, « la plus grande prison d’Europe », voici Châteaudun, la « taule champêtre ».
Un professeur de l’Enap a qualifié les prisons ultramodernes telles que Châteaudun de « vaisseaux spatiaux posés dans un désert rural ». Au début des années 1990, ces établissements ont poussé comme des champignons, un peu partout dans les campagnes françaises, dans le cadre du « plan 13 000 » – projet de construction de 13 000 nouvelles places pour enrayer (déjà !) la surpopulation carcérale.
Comme toutes les autres prisons construites à cette époque, Châteaudun est à « gestion mixte » : la sécurité est assurée par des fonctionnaires, mais tout le reste (repas, travail, maintenance des locaux…) est géré par des entreprises privées.
Je me présente au formateur, un homme nerveux d’une quarantaine d’années. Sa lèvre supérieure est agitée de tressautements. Une poignée de main virile, un sourire légèrement crispé, et il m’entraîne jusqu’à ma nouvelle chambre… déjà occupée ! Un jeune homme en tricot de corps détourne un instant les yeux d’un petit poste de télévision pour me saluer d’un geste avant de se replonger dans Secret Story, la télé-réalité de TF1. Le formateur m’explique qu’il sera mon camarade de chambrée pour les deux mois à venir. La galère ! Je voulais être seul pour prendre mes notes le soir, et me voici obligé de partager quinze mètres carrés avec un accro à la télé.
Mieux vaut ne pas prendre de risques. Je décide de faire aussi souvent que possible le trajet entre Châteaudun et Orléans pour pouvoir rédiger mes notes chez mes parents en toute tranquillité. Deux heures de route aller-retour. Je resterai dormir ici uniquement les jours où je serai de service le matin à 6 h 45. Et, bien entendu, je passerai mes jours de récupération chez Gaëlle. Paris n’est qu’à une heure et demie de train.
14 heures. Je retrouve dans une salle de réunion d’autres stagiaires qui attendent, anxieux, l’arrivée du formateur de ce matin. Certains regardent, affichée au mur, une carte de France où figurent les 195 prisons de l’Hexagone.
Le formateur arrive enfin. Chacun se présente : deux anciens policiers, un ex-physionomiste de boîte de nuit, professeur d’arts martiaux, un jardinier et un vendeur. Pas vraiment de surprises. Tous veulent devenir matons pour la « sécurité de l’emploi ». Je raconte à mon tour mon histoire : mon diplôme trop général, mes galères en intérim. Quelques-uns, étonnés, font la moue. Déjà, le formateur reprend la parole : « La prison de Châteaudun est un centre de détention, pas une maison d’arrêt. » Les deux types d’établissement n’ont rien à voir. Les maisons d’arrêt comme Fleury-Mérogis regroupent les prévenus (ceux qui n’ont pas encore été condamnés) et les condamnés à de courtes peines : petits délinquants, dealers de cannabis, conducteurs sans permis, ceux qui n’ont pris que quelques mois. Les centres de détention, eux, sont tournés vers la réinsertion des condamnés à de moyennes et longues peines. « Ce sera le gros de votre travail : œuvrer à la réintégration des détenus dans la société », insiste-t-il. On le croirait en train de réciter le Code de procédure pénale ou de nous rejouer le spot télé de la Pénitentiaire.
L’établissement compte 600 places pour 595 détenus en moyenne. Il accueille surtout des condamnés de la région parisienne et des maisons d’arrêt de la région Centre, comme celles d’Orléans, de Blois ou de Tours.
Le formateur poursuit (et sa lèvre ne cesse de tressauter) : « Châteaudun a une spécificité majeure : le “régime séparé”. » Les détenus ne sont pas traités de la même façon selon leur attitude et leur dangerosité. Les plus « difficiles » sont enfermés toute la journée dans leur cellule, comme en maison d’arrêt ; on appelle ça le « régime fermé ». Les « bons éléments » sont libres de circuler sur leur coursive dans la journée et ont accès à une cuisine commune, l’« office » ; c’est le « régime amélioré ». Les « plus sages » sont placés en « régime de confiance », c’est-à-dire qu’en plus ils ont droit aux postes de travail intéressants, à un baby-foot dans l’office, à une table de ping-pong en promenade, et même à un jeu de pétanque.
En fin d’après-midi, je remonte dans ma voiture et me rends dans le village de mes parents, à une dizaine de kilomètres d’Orléans. La maison n’a pas changé depuis que j’en suis parti, il y a plusieurs années. Tout est à sa place. Si, quand même : mes parents ont fait construire un auvent et agrémenté le jardin de quelques massifs de fleurs et d’arbustes.
Je retrouve avec plaisir cet endroit où j’ai grandi : ses murs blancs, la fraîcheur de son intérieur, la grosse cheminée éteinte depuis le début du printemps et qu’on ne rallumera pas avant octobre.
Quand j’ai annoncé à ma mère que je revenais pour deux mois à la maison, ses yeux se sont mis à pétiller. Il y avait du sourire dedans, un sourire de maman heureuse : elle allait de nouveau avoir un de ses fils à la maison. Il faudrait faire des courses, et un peu de place dans la chambre du haut, transformée en bureau, mais tout irait bien. Elle a même libéré une étagère pour que je range mon uniforme. Sur la prison elle n’a pas dit grand-chose. Elle attendrait que je me décide à parler.
L’intérieur est encore plongé dans la pénombre, les volets fermés. Je me sers un grand verre d’eau. Une mouche bourdonne au-dessus de moi. Je reste longtemps à méditer en regardant l’insecte décrire des angles droits dans les airs. Je suis partagé entre l’excitation du journaliste, pressé d’aller voir à l’intérieur de la prison, et la crainte du maton, pas pressé du tout, lui, de se trouver pour la première fois, seul et inexpérimenté, face aux détenus.
Comme toujours quand mes réflexions tournent en rond, je décide d’aller courir. Je retrouve sur mes étagères ma paire de baskets et un short. Dix minutes plus tard, je disparais à petites foulées dans la campagne environnante.