« Ne touche à rien : il a le sida ! »
Dimanche. Le paysage défile, chaque semaine identique. Les champs de colza succèdent aux emblavures. Après quelques trajets en train entre Paris et Châteaudun, j’évalue, d’un simple coup d’œil jeté par la fenêtre, le temps qu’il me reste avant d’arriver. Nous approchons de Bonneval : ses constructions en pierre de taille, ses arbres touffus, l’eau sombre du Loir qui traverse la ville en plusieurs canaux. Je serai à Châteaudun dans dix minutes.
Je retourne à mon ordinateur pour mettre à jour mes notes de la semaine écoulée. Dans cette enquête, le temps est devenu un adversaire insidieux. J’essaie, autant que possible, de transcrire tous les soirs les événements de la journée. Malheureusement, je m’endors souvent, totalement épuisé, avant même d’avoir commencé. Je travaille à la prison de six à sept heures par jour, sans compter les deux heures de trajet quotidien. À cela il faut encore ajouter environ deux heures devant mon ordinateur. Alors, souvent, je me rattrape en écrivant dans le train, comme aujourd’hui, ou chez moi durant mes jours de repos.
Le TER s’arrête en gare. Je suis arrivé.
La détention tourne au ralenti, comme tous les week-ends. Pas d’activités, pas de formation, pas de travail, pas de sport. Les détenus font les cent pas sous les néons des coursives.
Dans la cour de promenade baignée de soleil, plusieurs prisonniers, allongés sur le bitume, se font bronzer, le corps enduit de crème solaire. Ce petit air de Châteaudun-Plage fait grogner les surveillants restés à l’intérieur.
J’ai chaud, et mon corps n’est déjà plus qu’une matière poisseuse à laquelle colle mon polo. Je m’éponge le front du plat de la main. La climatisation est cassée.
Lionel, le surveillant supporter de Marseille, peste contre les chefs qui menacent d’interdire définitivement l’accès aux PIC. Il parle de faire une grève du zèle, d’appliquer à la lettre le Code de procédure pénale, de fouiller les cellules à tout bout de champ. « Ah, ils veulent jouer aux cons ? C’est sûr que je vais t’en ramener, du shit et des portables ! Pour ça, ils vont être contents, les chefs ! Par contre, il faudra pas qu’ils s’étonnent si les voyous deviennent fous ! »
Les autres hochent la tête : « Faut pas que tu sois tout seul à le faire. Faut que ce soit collectif, sinon ça marchera pas ! » En théorie, chaque surveillant doit fouiller une cellule par jour. D’après ce que j’ai observé jusqu’ici, cette règle n’est pas plus appliquée à Châteaudun qu’à Fleury-Mérogis. Manière, pour les gardiens, d’acheter la paix sociale et d’éviter les embrouilles. Beaucoup ne prennent plus le risque de recevoir un coup de lame ou de se battre pour dénicher du cannabis ou une puce de portable.
Lionel s’élance hors de sa chaise en m’entraînant à sa suite : « Viens, grand, on va aller les faire, ces fouilles ! » Les téméraires de tout à l’heure préfèrent rester sur leur siège.
Dans une première cellule, un Maghrébin se lève, indolent, à l’annonce de la fouille. Il saisit sa tasse à café, une cigarette, et sort en chaussettes sur la coursive. Je lui demande s’il ne veut pas au moins mettre ses claquettes aux pieds, car le sol est sale et froid. « Non, c’est bon, me répond-il avec un sourire fatigué. J’ai l’habitude. »
À l’intérieur, Lionel me met en garde : « Ne touche à rien : il a le sida ! »
Comment le sait-il ? Nous n’avons pas accès aux dossiers médicaux, même si les nouvelles vont vite en prison. Un maton aura sûrement identifié les médicaments de la trithérapie et en aura fait part aux autres.
Lionel ne fouille jamais cette cellule, même avec des gants. Il suffit d’une seringue oubliée dans un coin pour être contaminé. Le mur bleu clair est constellé de petites taches blanches : les détenus se servent de dentifrice pour fixer leurs photos aux murs. Le mobilier est toujours le même : le lit, la table, la chaise. Les boîtes de petits pois, de maïs et de sardines à l’huile entassées sur l’étagère montrent que ce prisonnier a un peu d’argent.
Lionel soulève du bout des doigts quelques objets, dérange un dessin d’enfant accroché en haut du lit, passe rapidement la tête dans le recoin toilettes. La cellule a beau être bien rangée et plutôt propre, la température, qui avoisine les 40 degrés, rend là aussi l’odeur intenable. Le Maghrébin revient. Lionel l’attire légèrement en retrait et lui demande s’il n’a pas un « tuyau » à lui lâcher. L’autre fait non de la tête. En réalité, il a bien « quelque chose », mais ne veut pas le dire en ma présence. Pas question de jouer les informateurs devant un inconnu, même si c’est « un gars en bleu ».
Plus tard dans l’après-midi, il expliquera à Lionel que le prisonnier qui loge juste au-dessus de sa cellule a un téléphone portable avec lequel il appelle sa femme tous les mardis soir. L’autre refuse de le lui prêter. Le balancer constitue une petite vengeance.
Lionel veut me montrer quelque chose : « On va rigoler un bon coup ! » Nous nous retrouvons devant la porte de Louvrier, le clochard qui roule ses cigarettes avec des restes de mégots. Installé devant sa fenêtre, comme à son habitude, il regarde la télévision, puis le ciel. La télévision. Le ciel. Il fume un cigarillo à l’odeur de vanille grillée. Sa cellule est toujours aussi nue, le quignon de pain sur le sol n’a toujours pas été ramassé.
« Bon anniversaire, mon gars ! » lui dit Lionel en m’adressant un clin d’œil complice. Louvrier a eu trente-huit ans trois jours auparavant. Il reste interdit pendant quelques secondes, cligne des yeux comme un gros poisson-chat avant de prononcer un sourd « merci ».
Lionel lui demande comment il va. Louvrier nous regarde sans nous voir, comme s’il entendait des voix sans pouvoir en déterminer l’origine. Il tire une nouvelle bouffée de cigarillo, cligne encore des yeux, gratte une plaque rouge dans son cou. Sa réponse n’a rien à voir avec la question : « Hier soir, y avait trois pornos à la télé… trois à la suite ! »
Lionel me fait un nouveau clin d’œil, façon de dire que le spectacle commence. Il mime un homme en train de se masturber : « Et alors, t’as regardé ? C’était bon ? » Louvrier poursuit comme s’il n’avait pas entendu la remarque. Un surveillant a regardé les pornos, il le lui a dit. Et un autre est venu le voir dans sa cellule et lui a payé le café et un petit « bédo », autrement dit un joint.
Son histoire le fait sourire de toutes ses dents jaunes. Il divague à demi. Difficile de cerner la vérité. Sur une feuille de papier posée devant lui, il s’applique maintenant à recouvrir au stylo noir des lignes déjà tracées en tous sens au crayon. Il me demande si je trouve ça joli. J’acquiesce de la tête avec un sourire compatissant qu’il ne perçoit pas ; il est déjà retourné à son dessin.
Il continue en tenant des propos totalement décousus, parlant de téléphones portables et d’armes à feu. Je crois qu’il s’agit là de scènes vues à la télévision. Nous quittons la cellule.
Les parcours comme celui de Louvrier, Lionel les connaît par cœur : « Il retournera en centre d’hébergement, il se battra parce qu’on lui aura volé ses affaires, et il reviendra ici. Comme d’habitude. De toute façon, la réinsertion, c’est pas possible, ici ! T’as vu les conditions ? C’est même pire : c’est l’inverse ! »
Nous nous asseyons dans le petit bureau du rez-de-chaussée où s’accumulent les téléviseurs défectueux, toujours pas réparés. Un des postes, bricolé par un surveillant pour capter le satellite, diffuse les images du championnat du monde d’athlétisme. Le bureau est aussi spartiate que les cellules. Mis à part les téléviseurs, il n’y a qu’une armoire, une fontaine à eau, une table avec un ordinateur et un téléphone. L’ordinateur permet de consulter le logiciel de l’Administration pénitentiaire qui sert à rédiger les rapports, à consulter la répartition des cellules et les fiches pénales des prisonniers. Elles contiennent de nombreuses informations : les interdictions de communiquer entre détenus, leur adresse, les raisons de leur emprisonnement, s’ils mangent ou non du porc, s’ils sont dépressifs ou suicidaires, qui vient les voir au parloir, les condamnations précédentes…
Un surveillant m’a dit il y a quelque temps que Guy Georges, le « tueur de l’Est parisien », était passé par Châteaudun à la fin des années 1990. « Il sortait en permission, allait tuer et revenait sagement ici. Il passait le balai dans le local où son portrait-robot était affiché ! »
Lionel regarde quelques instants les images des sportifs courant sur la piste. Dans une autre vie, il vendait des guirlandes lumineuses : « J’ai dû changer de boulot et je me suis retrouvé ici, à Châteaudun. » Je lui demande ce qu’il ferait s’il avait le choix. La question fait naître sur ses lèvres un sourire songeur. Sa femme attend un bébé pour novembre, il a acheté une maison à crédit et vient même de s’installer un « home cinéma ». Alors, penser à une autre vie… Il hasarde tout de même une réponse : « Si j’avais le choix, je ferais autre chose. Les mecs qui vendent des lumières, aujourd’hui, ils n’y connaissent rien. Moi, je m’y connaissais, j’aimais vraiment bien ça. Je referais un truc là-dedans. »
Il se lève de sa chaise. La pause est terminée. Le temps de me servir un gobelet d’eau, et nous sommes repartis.
Nouvelle traversée de la coursive, cette fois jusqu’à la porte située tout au fond. Une petite étiquette collée par un morceau de Scotch indique : « Confiné ». Les confinés sont interdits de promenade et de télévision, punition intermédiaire quand il n’y a plus de places au mitard. Lionel connaît bien l’occupant pour l’avoir vu arriver et repartir déjà plusieurs fois. Même scène qu’une heure auparavant : « T’as un truc à me dire, avant qu’on commence la fouille ? »
Le détenu caresse la pointe de sa barbiche. Il referme le livre posé devant lui, se redresse et murmure quelque chose à l’oreille de mon collègue. En fait, il a une télé dans sa cellule, ce que lui interdit son statut de « confiné ». Je balaie des yeux la petite pièce sans voir aucun écran. Je recommence en sens inverse. Toujours rien ! Je devrais pourtant bien la remarquer, cette télé, dans ces neuf mètres carrés. Elle est cachée sous la serviette de bain qui sert de nappe à l’unique table de la pièce. Le prisonnier a ingénieusement dissimulé le fil électrique et le câble d’antenne sous des livres et des feuilles. Allongé sur son lit, un livre posé sur les couvertures, il fait semblant de lire chaque fois qu’un surveillant entre, alors qu’en réalité il regarde un film. Lionel le fixe droit dans les yeux :
– Bon, je ne vais pas te la faire. Je te l’enlève, à moins que tu me lâches une info…
L’autre secoue la tête.
– J’ai rien, surveillant.
– Bon, c’est le jeu : tu connais la règle.
– Prenez la télé, mais laissez-moi le câble de l’antenne, s’il vous plaît, parce que c’est galère d’en trouver. Il n’y en a jamais, dans les cellules.
Bons princes, nous lui laissons son câble.