3

« Aux chiottes, Marseille ! »

« Pour voir à quoi ça ressemble », le formateur m’envoie assister aux premières heures des rondes de nuit. Quelques surveillants attendent déjà sous le néon du hall. Ils arborent l’uniforme de rigueur, bleu et propre, un peu délavé, mais ont remplacé leurs rangers par des chaussures de sport, plus confortables.

Nous nous engouffrons dans un long corridor grillagé reliant les bâtiments entre eux. J’aperçois des prisonniers discutant à leur fenêtre. Le soleil se noie à l’horizon, quelques oiseaux pépient, une lumière dorée caresse les bâtiments, un vent tiède soulève en petits tourbillons la terre battue du terrain de sport. C’est l’heure où tout est calme, l’heure du journal télévisé.

Les collègues se racontent leur journée. Lionel, un petit gardien rondelet, a fait croire à un détenu chinois qu’il pouvait « cantiner » du chien pour son repas. Les « cantines » sont les produits – nourriture, lettres, timbres, tabac – que peuvent acheter les détenus à l’intérieur de la prison pour améliorer leur ordinaire. Lionel s’esclaffe : « Ce con-là de Chinois m’a commandé deux cockers ! Il me les a encore redemandés il y a deux jours ! »

Les autres rient bruyamment. Pour donner le change, je fais comme eux en pensant à ce pauvre gars que je ne connais pas.

Nous arrivons au quartier disciplinaire, le QD, le mitard. À Châteaudun il est aussi appelé le « château », je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce que le bâtiment est situé au milieu de tous les autres, un peu comme un donjon imprenable et solitaire abritant les plus récalcitrants.

L’intérieur, sombre et inquiétant, sent le moisi. Huit détenus végètent dans leur cellule. Les surveillants s’approchent des portes, se collent aux œilletons, fixent quelques instants les occupants pour vérifier que tout le monde est bien encore en vie.

Je les imite. À l’intérieur de la cellule, un détenu discute dans le contre-jour, à sa fenêtre. Je passe à une autre cellule. Personne dans mon champ de vision. Je n’aperçois que le lit, une table scellée au mur, des graffitis. Je tapote à la porte. « Je suis aux toilettes », répond une voix. Un bout de main apparaît.

L’exercice semble bien rodé. Dès que l’on frappe à la porte le détenu réagit, le plus souvent en levant seulement un bras ou une jambe, comme je viens de le voir. J’interroge un surveillant :

– On fait comme ça à chaque fois, même la nuit ?

– Ça va pas, la tête ?! Tu fais ça et t’es mort ! Tu peux être sûr qu’ils vont te pourrir ta nuit. Non, la nuit, tu fais un simple contrôle visuel en regardant trois choses. À chacun sa technique, mais moi, je fais comme ça : tu regardes si les barreaux de la fenêtre n’ont pas été sciés ; puis tu regardes s’il n’y a pas de flaque de sang sur le sol ; en dernier, tu vérifies que personne n’est pendu à la potence de la télé. C’est tout. Qu’est-ce que tu veux faire d’autre ? Imagine que tu réveilles les gars toutes les deux ou trois heures… Tu pourras toujours leur dire que c’est pour leur sécurité, ou je ne sais quoi… Ils vont vite devenir dingues, si tu ne les laisses pas dormir.

Il m’explique ensuite que, durant la nuit, les surveillants de base comme lui et moi n’ont pas de trousseau de clés. Seul le chef de service les détient. Si nous voyons un pendu, il faut le prévenir : il viendra ouvrir.

 

Lionel, la petite boule de nerfs, s’attarde à un œilleton.

– Hé, Petits-Pieds, ça va ? Putain, qu’est-ce que tu fous là ?

Un silence. Une seconde après, une voix répond :

– Hé, surveillant, c’est qui ?

– C’est le Marseillais.

La voix s’éclaircit :

– Ah ! Le Marseillais, c’est toi ? Allez, le PSG ! Aux chiottes, Marseille ! Aux chiottes, l’OM !

– Ouais, c’est ça, tu peux toujours rêver, mon gars !

La coursive du QD s’échauffe joyeusement. Les sept autres détenus, qui jusque-là n’avaient rien dit, commencent à leur tour à crier : « Marseille, Marseille, on t’encule ! Marseille, Marseille, on t’encule ! » Lionel n’est plus un « enculé de surveillant », mais un « enculé de Marseillais » ! Content de son coup, il hurle : « Paris is tragic ! » Les cris deviennent assourdissants. J’ai l’impression d’entendre des gosses dans une cour de récréation.

Je rigole, tout étonné qu’un surveillant et des détenus puissent se chambrer comme des supporters. Au stade, ils se seraient tapé dessus ; ici, tous se marrent !

Je me rends compte pour la première fois que la prison n’est pas aussi terrible qu’on le croit. Il y a aussi de la complicité, des moments de franche rigolade.

Nous ressortons du bâtiment. Aux fenêtres, des voix étouffées continuent de déblatérer contre l’Olympique de Marseille.

 

Une heure plus tard, je sors de la taule dans l’air tiède et l’odeur des moissons. Encore cette étrange impression de retrouver une vie qui continue sans moi. Une moissonneuse travaille sous le ciel déjà piqué d’étoiles. Des voitures passent de temps à autre sur la départementale.

Il est tard, et l’idée de rentrer chez moi pour seulement quelques heures de sommeil ne m’enchante guère. Ma petite chambre fera très bien l’affaire pour cette nuit.

Mon colocataire, assis sur son lit, parle très fort dans son téléphone portable à sa fille de cinq ans qui ne veut pas se coucher. Il me fait un petit signe de tête en guise de bonsoir.

J’ai envie de silence. Je crois un instant qu’il va cesser de parler, ou simplement quitter la pièce. Je ferme les yeux. Vain espoir. Sa voix continue, puissante, nasillarde. Il ne bougera pas. J’ai mal aux jambes, aux cuisses, au dos ; le sang bat à mes tempes. Je jette mes rangers dans un coin et sors du petit frigo une boîte de tomates-cerises, une part de quiche, des chips et une bouteille de Coca bien fraîche. Je mange à lentes bouchées en essayant de focaliser mon attention sur les pages du livre que je viens d’ouvrir. J’ai déjà la tête lourde, les paupières qui se ferment. La voix de l’autre stagiaire m’empêche de me concentrer. À la deuxième page, je ne sais déjà plus ce que je lis. Je me couche. Il n’est pas encore 22 heures.