« Caleçon, s’il vous plaît ! »
Trois jours plus tard, j’ai remis mon uniforme et récupéré à l’entrée de la prison un badge magnétique qui me permettra de circuler dans les bâtiments. Devant moi, une quinzaine de portes se font face sur la coursive défraîchie. Un néon grésille au-dessus de ma tête. Le sol est fendillé. Tout a l’air usé par le temps. Je contemple tout cela avec des yeux ahuris quand, déjà, un gardien de près de deux mètres me pousse du coude pour que je le suive. Nous allons fouiller une cellule.
Le grand échalas fait tourner sa clé dans la serrure. Nous entrons. Comme à Fleury-Mérogis, une serviette de toilette coincée dans la jointure de la fenêtre empêche le jour de pénétrer dans les neuf mètres carrés. Je reconnais tout de suite l’odeur persistante de cendres froides, de sueur, de moisi, de nuits trop longues. Dans la pénombre, j’aperçois un homme qui dort, allongé sur le ventre, un bras hors du lit, un carton retourné en guise de table de nuit.
« Bonjour ! Fouille de cellule ! »
L’homme d’une trentaine d’années émerge lentement du sommeil. Il se frotte les yeux, bougonne, repousse les couvertures et s’assied sur le rebord de son matelas, découvrant son crâne glabre, un corps gras et mat. Un bourrelet déborde de l’élastique de son caleçon à carreaux, son unique vêtement.
Il se met debout et, sans même qu’on le lui demande, nous montre le dessous de ses pieds, la paume de ses mains, ses aisselles, fait un tour sur lui-même et ouvre la bouche en nous tirant la langue pour bien montrer qu’il n’y a rien en dessous. Le surveillant : « Caleçon, s’il vous plaît ! »
Encore amorphe, le détenu ôte son sous-vêtement et le tend à mon collègue, qui le saisit et en palpe les coutures pour s’assurer qu’il n’y a pas d’argent cousu à l’intérieur.
Je reste silencieux et serre les dents. Gêné. Honteux de me trouver là, honteux d’être tout habillé, honteux de mon uniforme face à cet inconnu qui me présente ses fesses blanches et son sexe circoncis. La prison vient de me happer, là, en une seconde, tout entier. Mon premier geste au saut du lit est de me servir un thé bien chaud ; pour lui, c’est se mettre à poil devant deux surveillants.
Il y a une minute, il dormait à poings fermés. De là à penser qu’il avait un couteau ou un morceau de shit dissimulé dans le rectum… Quand je suis entré dans la Pénitentiaire, plusieurs de mes amis ont plaisanté au sujet du « doigt dans le cul » que j’allais mettre aux détenus. Au risque de les décevoir, mes mains sont toujours restées bien sagement dans mes poches. La fouille anale est un mythe : elle n’existe pas. Seul un médecin est autorisé à y procéder, et uniquement si les surveillants ont un doute.
Le Code de procédure pénale prévoit que « les détenus doivent être fouillés fréquemment et aussi souvent que le chef de l’établissement l’estime nécessaire ». Légalement, donc, rien à redire à cette fouille matinale. Humainement, c’est une autre histoire. En 2000, la commission d’enquête du Sénat sur les prisons avait déjà demandé que ces fouilles soient « limitées ».
Le détenu se rhabille, enfile un tee-shirt, un short, puis sort sur la coursive. Le surveillant entame alors une fouille méthodique de la cellule, en s’attaquant d’abord au carton/table de nuit. Je reste interdit quelques secondes, hypnotisé par ces mains qui brassent sans ménagement les lettres, les magazines, les DVD, les vêtements. Il farfouille dans le courrier du détenu, s’attarde quelques instants devant la photo de sa femme. « Eh ben, il s’emmerde pas, celui-là ! » Nous avons carte blanche. Un gardien de Fleury-Mérogis m’avait même confié qu’il lui arrivait de renverser « malencontreusement » des paquets de riz dans les chaussures et les vêtements des prisonniers.
D’un geste, le grand surveillant me fait signe de l’aider. Je retire la serviette de bain de la fenêtre pour donner plus de lumière à la pièce. Tout en poursuivant son inspection, il m’explique sa façon de procéder : « Normalement, la fouille commence par le plus propre : le lit, pour aller vers le plus sale : les toilettes. Mais quand un détenu m’a fait chier, j’inverse le circuit ! »
Il me glisse cette phrase d’un ton complice, en l’accompagnant d’un clin d’œil, comme pour sceller un accord secret ; ne sommes-nous pas maintenant embarqués sur le même bateau ?
Il baisse la voix, juste ce qu’il faut pour ne pas être entendu depuis la coursive où patiente le détenu. « Il m’arrive aussi de trouver un téléphone portable dans le local poubelles. Je ne le dis pas aux chefs, et la fois d’après, pendant la fouille de la cellule d’un détenu qui me casse les couilles, je le ressors et je dis que je l’ai trouvé dans sa piaule. Je sais, c’est vicelard, mais bon… » Nouveau clin d’œil. Nouvel accord secret.
Sans grande conviction, je plonge le regard dans les quelques cartons remplis de papiers, tâte l’extrémité des chaussures rangées le long du mur pour vérifier qu’elles ne dissimulent pas de téléphone portable. Mon collègue, lui, inspecte le matelas qu’il tord en tous sens. Il arrive que des détenus creusent la mousse pour y dissimuler des lames, des puces de portable, des armes artisanales. À l’Enap, on nous a raconté qu’un vieux briscard de la Pénitentiaire a demandé un jour à un « petit nouveau » d’explorer les trous faits dans la mousse d’un matelas. Le jeunot y a glissé la main, et le vieux a éclaté de rire : « C’est pas des caches ! C’est pour quand le détenu a besoin de tirer son coup, il se soulage là-dedans ! »
Je regarde derrière le téléviseur, fais courir mes doigts sous la table, passe au coin toilette, dévisse les tubes de dentifrice, fouille dans la trousse, mais je n’y trouve que des rasoirs jetables, des crèmes, des brosses à dents. Je cherche une aiguille dans une botte de foin.
Nous ressortons trente minutes plus tard avec une caisse en carton et une autre en plastique, toutes deux dérobées aux cuisines, ainsi qu’une fourchette tordue devant servir de « souris », poids mort attaché au bout d’une ficelle servant à faire passer des objets sous la porte des cellules. Mon collègue montre au prisonnier les objets délictueux et l’enferme à nouveau dans sa cellule. Nous repartons avec notre maigre butin.