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« Quand on ne sait pas, il faut faire semblant,
 sinon on n’est plus crédible »

Enveloppée dans une ample djellaba multicolore, une femme arabe dépose précautionneusement devant moi un sac en plastique bourré de nourriture : des boulettes de viande, des loukoums, du kebab… La période des « colis de Noël » a débuté.

Posté dans un corridor de la prison, je dois « contrôler » tous les colis afin de vérifier qu’il n’y a pas de scies à métaux cachées dans les gâteaux, et m’assurer que les règles sont bien respectées : juste de la nourriture ou de quoi écrire. CD et tabac prohibés. Le poids ne doit pas excéder cinq kilos. Tout doit être placé dans des sacs transparents pour pouvoir être inspecté. Les excitants, poivre, sel, épices, thé, café, ainsi que les bonbons contenant de l’alcool sont interdits.

J’examine rapidement les plats. Rien de suspect, si ce n’est le poulet oublié dans le four, qui a trop cuit. Mais ça, pas besoin de l’inscrire dans mon cahier. Je pèse : 1,8 kilo. La dame ne parlant pas français, je lui explique par signes qu’elle a encore le droit d’apporter 3,2 kilos de nourriture. Elle me fait des sourires et des courbettes. Elle n’a rien compris. Je le lui explique une seconde fois. Nouvelles courbettes. Impossible de savoir si le message est passé. Encore une courbette et elle part voir son fils au parloir.

Deux autres femmes, également en voile et djellaba, suivent. Je remarque de jolies spirales de henné sur leurs mains quand elles extraient de leurs sacs de l’agneau, du bœuf, des pâtisseries aux pistaches pour tout un régiment. Je pèse : 2,4 kilos. L’une d’elles est là pour la deuxième fois, mais elle a mal estimé le poids. Elle a encore droit à 400 grammes. Je lui explique, comme à l’autre, qu’elle n’a malheureusement pas le droit de repasser une troisième fois. Elle hausse les épaules. Moi aussi. Elle part en marmonnant en arabe.

Arrive une quatrième femme plus âgée que les autres, plus voûtée, le regard mélancolique, comme si elle portait toute la misère du monde sur les épaules. On devine des larmes en deçà de ses yeux. Elle non plus ne parle pas français.

Elle me tend un énorme Tupperware rempli de pâtisseries aux figues. Je lui demande son nom. Elle me regarde sans répondre. Je répète ma question. Regard triste, implorant.

– Pour qui venez-vous ? Votre nom ?

– …

– Votre nom ?

– … Nourredine.

– Nourredine comment ?

– Nourredine… Fayçal.

« Maman », me dit-elle en pointant l’index sur sa poitrine. La petite dame est la mère de Fayçal, l’auxi du premier. Je lui dis que je connais bien son fils, elle me sourit comme les autres sans que je puisse savoir si elle m’a compris. Elle émarge d’une croix le cahier et disparaît voir son garçon au parloir.

Une nouvelle femme se présente dans la même tenue que les précédentes. Elle porte un énorme sac de provisions contenant de l’agneau, des boulettes de viande, un quatre-quarts, des brioches, des petits pains au lait, des bonbons multicolores, des barres de céréales, des Twix, des paquets de gâteaux, des Pepito… et j’en oublie.

Je pèse : 5,6 kilos ! Merde, beaucoup trop lourd !

Elle non plus ne parle pratiquement pas le français, et je lui explique par gestes qu’il faut retirer quelque chose.

– Qu’est-ce que vous voulez enlever ?

– …

– Qu’est-ce que vous voulez enlever ?

Je commence à perdre patience. Forcément, elle ne veut rien retirer. Elle me regarde, les yeux humides, les mains jointes.

– Rien… S’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît, s’il te plaît…

Je retire quelques paquets de gâteaux de la balance ; elle en remet deux. J’en retire encore un, elle tente de remettre un Twix. Je retire le Twix, elle remet le Twix.

Finalement, je garde 5,2 kilos et lui rends le Twix et quelques gâteaux. Elle a gagné 200 grammes.

– Merci, me dit-elle d’une toute petite voix. Tiens, c’est pour toi !

Elle me tend maintenant le Twix que je viens d’interdire à son fiston ! Je bafouille, gêné, qu’elle ferait mieux de le donner aux enfants qui attendent de voir leurs pères au parloir. Elle hoche la tête. Nous sommes enfin parvenus à nous comprendre, et à nous entendre sur quelque chose.

J’en ai fini avec les colis de Noël. On me fait signe de remballer ma balance pour aller aider la collègue préposée aux sacs de linge, à l’entrée de la détention. Après la fouille des aliments, celle des vêtements… Elle plie et déplie à une vitesse impressionnante les chaussettes, les caleçons, les pantalons empilés dans les sacs, faisant courir ses doigts experts le long des coutures. Une vraie pro !

Un sapin de Noël sans guirlandes a été installé entre les toilettes et l’entrée du rond-point, où une autre surveillante appuie sans arrêt sur des boutons pour ouvrir des portes. Le téléphone sonne. Elle répond d’une voix suave de messagerie rose : « Maison d’arrêt d’Orléans, bonjoooour ! »

Un long moment, elle écoute en silence son interlocuteur en hochant la tête : « Oui, oui… » Puis son visage se ferme. Elle raccroche, énervée.

– Salope ! Non mais, c’est qui, cette connasse ? Pour qui elle se prend, pour me parler comme à un chien ?

– C’était qui ?

– C’était pour prévenir qu’un parloir était annulé. Tiens, pour la peine, je préviens pas le voyou. Il s’y présentera pour que dalle !

17 heures. Il faut maintenant distribuer les colis. Je m’installe dans une salle avec deux autres surveillants venus me donner un coup de main et qui espèrent bien pouvoir goûter à quelques pâtisseries orientales. Les paquets sont entassés dans un coin, la pièce sent l’agneau et la pistache.

Fayçal, l’auxi, arrive avec sa veste sale de cuistot déjà sur le dos car il commence la « gamelle » dans moins de dix minutes. Sa mère lui a préparé des gâteaux à la figue, ses préférés. « Ça va pas m’aider à perdre du poids, tout ça. » Il nous tend les gâteaux ; les deux gardiens feignent la surprise en piochant dans la boîte. Effectivement, ils sont excellents. « Félicitations à votre mère ! »

Les mains dans les poches de son jogging, essayant de ressembler à Tony Montana, un autre détenu s’avance vers nous en nous regardant de haut. C’est Bouzar, un jeune trafiquant de drogue arrogant et bagarreur. J’énumère le contenu de son sac : un plat en sauce, des pâtisseries, du sucre glace, de la cannelle…

Un des matons m’arrête.

– Ah non ! La cannelle, c’est interdit. C’est une épice.

Bouzar devient agressif.

– Bien sûr que non !

– Si !

– Non ! Et puis, de toute façon, tout le monde a des épices dans sa cellule. D’où c’est interdit ?

– C’est interdit, c’est tout !

Le gardien retire la cannelle du paquet.

Bouzar griffonne une signature sur le cahier et jette son crayon sur la table.

– Je veux que vous retiriez le poids de la cannelle, alors !

Je soustrais dix grammes…

 

Halter, le voleur multirécidiviste, se présente à son tour, dépité : « Je suis dégoûté, surveillant ! Mon amie du parloir, elle m’a dit ce qu’elle m’avait mis dans le colis. Elle a fait ça en speed, et elle a fait n’importe quoi. Tout ce qu’elle a mis dedans, je pouvais le cantiner à la prison ! Moi, ce que je voulais, c’était un bon petit plat cuisiné du Maroc. »

Je vide le sac. Effectivement, tout ce qu’il contient peut être acheté en détention : des bananes, des paquets de gâteaux, un saucisson halal, du pain à toasts, un sachet de bonbons…

« Ah, je suis vert, je vous jure ! Pas moyen de changer ? De refuser le colis ? »

Le gardien à côté de moi lui dit que non. Une fois Halter reparti, mon collègue se tourne vers moi : « En fait, j’en sais rien… mais quand on ne sait pas, il faut faire semblant, sinon on n’est plus crédible ! »