« Je ne pourrais jamais tirer
sur quelqu’un »
Nous allons avoir un cours sur la prévention du suicide en prison. Les chiffres sont mauvais (115 suicides en 2009), et l’Administration centrale s’est résolue à sensibiliser les futurs gardiens à la question.
Chacun d’entre nous se poste en silence derrière sa chaise en attendant que l’on nous autorise à nous asseoir. Un des professeurs nous avertit d’emblée : il ne faut pas croire que les détenus qui menacent sans arrêt de se tuer ne passeront pas un jour à l’acte. « On ne sait jamais, même s’ils nous font vingt fois le coup dans la journée, vingt fois il faut y aller en courant : c’est notre taf, on est payés pour ça ! »
Il allume un vieux rétroprojecteur qui fait un bruit de ventilateur. Sur le mur blanc apparaît un diagramme montrant les quatre phases qui mènent au suicide (idéation du suicide, rumination de l’idée, cristallisation, passage à l’acte). Il nous les énumère une première fois à haute voix. Puis une deuxième, une troisième, une quatrième fois. À la cinquième, les mots perdent leur sens. À la sixième, il ne reste plus que des syllabes qui flottent dans l’air. Tout le monde suit attentivement. Après avoir énoncé une fois encore les quatre phases, le professeur nous demande de les répéter. On ânonne, la bouche en cœur, comme une récitation apprise à l’école : « Idéation, rumination, cristallisation, passage à l’acte. »
Un second professeur nous raconte une histoire : un détenu menaçait de se taillader le bras avec sa lame Bic parce qu’il voulait du pain, puis des pâtes, puis encore autre chose. Chaque fois il tambourinait « comme un mort » à la porte. « Au bout d’un moment, je pète un câble et j’appelle un collègue pour voir si, lui, peut le calmer. »
Son collègue, sarcastique, avait conseillé au prisonnier de se taillader l’intérieur de la cuisse plutôt que le bras : c’était plus efficace. En refermant la porte, il avait rassuré son collègue : « T’inquiète, ils font toujours semblant. » Et puis plus rien : le gars avait soudain cessé de tambouriner à la porte.
Inquiet, mon professeur a fini par jeter un coup d’œil. Le détenu s’était tailladé la cuisse : « C’était la fontaine de Jouvence, ça pissait sec, des mares de ketchup. Alors, ne déconnez jamais avec ça, il y a une chance sur deux pour qu’ils passent à l’acte. Ne prenez pas de risques ! »
On lui avait aussi rapporté l’histoire d’une femme qui menaçait de se couper le doigt en se le mordant. La surveillante lui avait dit qu’elle n’avait qu’à le faire. La fille s’était arraché le doigt d’un coup de dents ! « Je sais que ça paraît incroyable, mais on ne peut jamais savoir ; certaines personnes dérangées développent une résistance phénoménale à la souffrance, vous n’avez pas idée ! »
Le cours se termine. Nous nous rendons tous ensemble au bâtiment de « reconstitution », un vaste hall où de fausses cellules ont été reproduites. Des petites pièces grillagées équipées d’un lit, d’un bureau et d’une chaise s’alignent devant nous. Il y a même un téléviseur factice.
Nous nous calons dans le petit amphithéâtre qui fait face aux « cellules ». L’un d’entre nous est enfermé : il sera le « détenu dépressif » qui vient de recevoir par courrier une mauvaise nouvelle et qui menace de « se foutre en l’air ». Un second élève récupère un trousseau de clés : il sera le « surveillant ». L’un des professeurs décrit à l’oreille du « prisonnier » l’attitude à adopter. Le jeu commence. Le détenu se plaint. Le surveillant tente d’avertir sa hiérarchie, incarnée par le professeur, qui l’envoie paître. La scène dure quelques minutes. Le surveillant doit insister, recracher les phases apprises une demi-heure plus tôt. Le professeur consent enfin à venir voir le détenu. On arrête le sketch. Pour rigoler, on laisse enfermé quelques secondes l’élève détenu, qui commence à s’énerver. Tout le monde pouffe, puis on regagne nos chambres. La journée est terminée.
Un autre jour, notre petit groupe se retrouve pour le cours de tir. C’est la première fois de ma vie que je touche une arme. Une vraie : l’AMD 5.56, le fusil semi-automatique utilisé dans les miradors de la Pénitentiaire. Nous mettons des casques antibruit et des lunettes de protection en Plexiglas. Sur le pas de tir, fébrile et anxieux, inondé de sueur, je m’empare de l’objet, lourd et effrayant.
À cinquante mètres de moi, au loin, j’avise un confetti trouble en guise de cible. Je mets en joue, mes mains sont moites, le fusil pesant. Un instructeur donne le signal. Je presse la détente. Un bruit assourdissant retentit dans mes oreilles malgré le casque, la gueule du canon se redresse, l’arrière de l’arme vient percuter mon épaule, la douille se perd quelque part sur le sol, l’air se sature de l’odeur de poudre. Un étrange et terrifiant sentiment de puissance m’envahit. Quand j’inspecte ensuite ma cible, criblée de seulement cinq de mes dix balles, je suis presque réconforté de constater que je ne suis décidément pas un bon tireur. Gaëlle, apeurée, m’avait demandé ce que je ferais si j’avais à tirer sur quelqu’un. Je lui avais garanti que je ne pourrais jamais tuer un homme. Je tirerais à côté. Ou pas du tout. Ma réponse ne l’avait rassurée qu’à demi.
Quelques semaines plus tard, c’est l’effervescence dans la salle de classe : on nous a réunis pour nous communiquer nos prochains lieux de stage. Tout le monde veut savoir qui va où. Pour moi, ce sera Châteaudun, en Eure-et-Loir. Pas très loin d’Orléans, où habitent mes parents. Adrien, mon colocataire, part à Fleury-Mérogis. Fabien, le conducteur de char, ira à Villeneuve-lès-Maguelone, dans le Midi, là où fut incarcéré José Bové.
L’école est finie. Nous nous disons au revoir et prenons rendez-vous pour septembre, date à laquelle nous reviendrons encore une fois à l’Enap. Aucun de nous n’est vraiment rassuré, mais nul ne le dit. Certains feignent la décontraction en répétant à qui veut les entendre qu’ils sauront se montrer inflexibles et ne feront rien passer entre les cellules. Lesquels deviendront des joueurs de cartes patentés ? Lesquels parviendront à garder la tête haute ?
Quant à moi, je sais que, dans deux petites semaines, je vais pour la première fois me retrouver seul sur la coursive. Les derniers jours, une histoire a fait le tour de l’école : un stagiaire s’est fait taillader le visage à la lame de rasoir en ouvrant une cellule. Je la garde pour moi : pas besoin d’effrayer mes proches. En attendant, je pars pour quatre jours de vacances à Barcelone.