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« Y en a encore qui sont montés
 sur le toit ? »

Ce week-end, je suis allé voir Un prophète, le film de Jacques Audiard. Je ne pouvais pas ne pas y aller. En pénétrant dans le cinéma, j’ai eu le sentiment de faire des heures supplémentaires. À l’écran, j’ai retrouvé l’atmosphère crasse et étouffante de la taule, ses grilles qui claquent, ses cris aux fenêtres ; j’ai retrouvé le parler si particulier des détenus, et la petite boîte de Ricoré posée sur les étagères… Le film montre la prison des prisonniers, avec leurs codes et leurs mots, que nous, surveillants, ne faisons que toucher du doigt, par moments, quand nous surprenons une conversation aux fenêtres ou des regards lourds de menaces. Une prison qui n’est pas tout à fait la mienne.

J’ai surtout eu l’impression – cinéma oblige – que tout cela était trop fort, trop condensé. Dans le réel, l’horreur de la prison se distille à petites gouttes : un peu de misère chaque jour, quelques touches de violence au quotidien, mais pas de règlements de comptes sanglants toutes les semaines, ni de gardiens corrompus jusqu’à l’os. La réalité est beaucoup plus insidieuse.

J’aurais aimé en parler avec les autres matons, mais aucun n’a vu le film. La plupart ne savent même pas de quoi il s’agit.

J’en suis là de mes réflexions quand Serge, le surveillant d’étage avec qui je travaille, déboule, essoufflé par les deux étages qu’il vient de monter. De nouveau un prisonnier a grimpé sur un toit. « Il va encore y avoir une “intervention” ! On referme toutes les portes de l’étage et on file dans la cour ! »

Nous bouclons une à une les cellules des quatre coursives en glissant un mot aux détenus restés à l’intérieur.

– On ferme, les gars, désolés ! Il y en a encore un qui a fait une connerie.

– Y en a encore qui sont montés sur le toit ? Ils font vraiment chier ! On va être enfermés toute la journée, surveillant ? Et y a pas atelier, cet après-midi ?

– Pour le moment, je ne sais pas. Je vous tiens au courant.

 

Je vais finir par croire qu’escalader les préaux est devenu une habitude. Un surveillant me rassure : « Pas du tout ! » Comme la fois précédente, tout est désorganisé. Ne sachant pas trop quoi faire ni où aller, je décide de suivre Serge à la trace.

Un vent glacial balaie la cour. Sur le ciel gris se découpe, nette, la silhouette d’Oruma debout sur le toit du préau, visage hautain, les mains plongées dans les poches d’un large jean, un simple pull de coton sur les épaules. Son regard perçant se désintéresse ostensiblement des matons, regroupés quelques mètres en dessous de lui, pour fixer un point imaginaire à l’horizon.

Depuis plusieurs semaines, ce détenu fait « monter la pression » en accumulant les rapports pour insubordination : refus de réintégrer la détention après la promenade, refus de réintégrer sa cellule, œilleton bouché…

Sanglé dans un élégant costume, le directeur adjoint de la prison est en pleine conversation avec un chef. Un autre gradé, boudiné dans son uniforme bleu ciel, donne des ordres mal assurés, les lèvres rosies par le froid. Non loin de lui, deux premiers surveillants attendent la suite des événements, emmitouflés dans leur blouson. Serge se dirige vers eux et se met à discuter. Je le suis en me tenant en retrait. Je me fais le plus discret possible pour qu’on ne m’ordonne pas, une fois de plus, d’aller surveiller la coursive déserte.

Cette fois, la direction de Châteaudun a préféré ne pas faire appel aux ERIS pour ne pas attirer l’attention de la direction interrégionale, qui pourrait s’irriter de ces amorces de révolte à répétition. Dans le petit monde de la Pénitentiaire, les nouvelles vont vite, et mieux vaut éviter la mauvaise publicité. « Je ne sais pas pourquoi, cette fois-ci, ce sont les gars de la taule qui interviennent directement sur le toit, me dit Serge. C’est n’importe quoi ! C’est dangereux, et les collègues risquent de se blesser en tombant, alors que les ERIS sont spécialement entraînées à ça. Si on les faisait venir, ce serait réglé vite fait ! »

Nous attendons dans le froid. Quinze minutes plus tard, une dizaine de surveillants se présentent enfin, équipés, comme les CRS, de la tenue « pare-coups ». Ils ressemblent à Robocop : gilet de protection sur le torse, casque noir à visière, protège-coudes, protège-tibias, protège-bras… Derrière les visières baissées, je devine les visages familiers de quelques gars avec qui j’ai travaillé. Ils transportent deux échelles et des boucliers de protection en Plexiglas. Aucune arme.

Oruma a soudainement décroché son regard de l’horizon et regarde, inquiet, les gardiens poser les échelles à chaque extrémité du toit. Un premier surveillant gravit l’une d’elles, bouclier à la main. Mon rythme cardiaque s’accélère. Contrairement à Bouheraoua, qui s’était rendu sans résistance, Oruma, lui, se prépare à la confrontation. Le voilà qui tente de repousser l’échelle à coups de pied pour faire tomber le surveillant dans le vide. Celui-ci s’arrête, pétrifié, après avoir gravi quelques barreaux. Pendant ce temps, un autre gardien a entrepris l’ascension de la seconde échelle. Oruma accourt, assène de nouveaux coups de pied. Le surveillant se fige. Il n’a monté que trois barreaux. Le premier a repris sa montée, gravissant quelques échelons supplémentaires. Oruma se rue vers lui, repousse à nouveau l’échelle, le surveillant s’accroche, manque de tomber. Le second a repris son ascension. Oruma ne désarme pas et tente à nouveau de le faire tomber. Le surveillant tangue dangereusement sur sa gauche. L’espace d’une seconde, je crois qu’il est tombé. Non, il se rattrape, agrippe solidement un barreau à deux mains, se fige à nouveau. La lente progression se poursuit. À la suite des deux « ouvreurs » équipés de leur seul bouclier, les autres commencent à gravir à leur tour les premiers échelons.

Le premier atteint enfin le toit, bouclier brandi en guise de protection. Furieux, Oruma se jette sur lui en donnant d’inutiles coups de pied contre le Plexiglas, mais déjà le surveillant de l’autre échelle est en haut et se rue sur lui, bouclier en avant. Sous le choc, le détenu glisse et s’affale sur le toit. Une seconde plus tard, les six gardiens, dans une mêlée indescriptible, se jettent sur lui. D’où je suis, je ne vois plus qu’un amas de bras, de jambes, de casques. Oruma est en dessous, vaincu.

À sa fenêtre, un prisonnier commence à hurler, mais le directeur adjoint l’interrompt rapidement : « Attendez, vous avez vu qu’il a essayé de faire tomber les surveillants ! Alors ne dites pas que ce sont les surveillants qui cherchent ! »

Le détenu se tait.

Maintenant il s’agit de faire descendre le mutin. On s’interroge sur la marche à suivre. Ce n’est pas tous les jours qu’il faut ficeler un détenu et le descendre d’un toit. Quelqu’un part chercher une corde, d’autres un matelas pour amortir la descente. Quant à moi, un gradé me renvoie à mon étage pour surveiller. Je gravis quatre à quatre les marches pour me faufiler comme la dernière fois dans l’office, poste stratégique qui m’offre une vue parfaite.

Les six surveillants du toit sont en train de ficeler Oruma comme un saucisson. Mains dans le dos, plaqué à terre sur le ventre, il ne résiste même plus. Accroché au bout d’une corde, il est descendu comme un vulgaire paquet de linge sale. Son corps tournoie dans les airs avant d’atterrir en douceur sur le matelas. Là, d’autres surveillants le saisissent et l’expédient illico au QD. Les « Robocop » descendent du toit, visière relevée. Tout le monde sourit. L’opération s’est bien passée. Ça fera une histoire à raconter aux copains, au mess. Les chefs aussi ont l’air satisfaits.

Je ne m’en étais pas rendu compte, mais tout mon corps est crispé, tendu, comme au cinéma au moment des scènes critiques. J’ai vraiment cru, à un moment donné, qu’un des surveillants allait chuter dans le vide et se rompre le cou. L’opération était périlleuse, mais a au moins présenté un avantage : la direction interrégionale ne saura rien de cette nouvelle « mutinerie ».

 

Voilà : le stage se termine, ces deux mois auront passé vite, finalement. Je dois repartir une dernière fois à l’Enap avant d’être affecté, dans quelques mois, à mon établissement définitif.

Je vide ma chambre, ramasse les quelques affaires que j’y avais apportées, et abandonne sans regret le mauvais matelas qui m’a tenu lieu de couche durant l’été.

Le formateur nerveux qui m’avait accueilli le tout premier jour me reçoit dans son bureau, beaucoup plus décontracté, cette fois, pour me donner ma note de stage : 75 sur 100 ! La meilleure note des six stagiaires, avec, en prime, une lettre de félicitations à l’attention de la directrice de l’Enap pour avoir « déjoué une tentative d’évasion ». Me voici félicité par la Pénitentiaire !