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« Après on devient taré,
 un peu comme eux »

Me voici en chemin pour ma première journée au D2, la deuxième tripale. Avec quatre autres stagiaires, nous suivons le long mur gris du bâtiment en veillant à rester à bonne distance des fenêtres. On ne sait jamais : des détenus pourraient nous cracher dessus. Nous marchons en silence, pas vraiment rassurés, en jetant de brefs regards inquiets vers les cellules. Soudain, la même pluie d’injures que la veille nous assaille : « Enculés ! Bâtards ! »  « Salut, les bleubites ! Bienvenue en enfer ! » « Voilà les SS ! » « SS ! SS ! »

La mise en condition est immédiate. Un des stagiaires, d’origine marocaine, nous explique que les prisonniers ne nous traitent pas de « SS » mais de hesses, qui veut dire « gardien » en arabe. « C’est un mot assez vague. Normalement, on l’utilise pour désigner un gardien de parking. C’est dégradant, parce que c’est un petit boulot. »

 

À l’intérieur, un gradé, affable, nous rassure. D’ici quelque temps, nous ne prêterons plus attention aux insultes. En deux mots, il nous explique que le D2 est le plus moderne des bâtiments de Fleury-Mérogis. Il a été entièrement rénové quelques mois auparavant, et, pour la première fois, des douches ont été installées à l’intérieur des cellules. Devant notre incrédulité, il précise : « Les anciens établissements n’avaient pas de douches en cellule. Le surveillant d’étage devait envoyer se laver les 80 ou 90 bonshommes de sa coursive alors qu’il n’y avait souvent qu’une dizaine de douches. »

Un nouveau type de grillage a aussi été installé aux fenêtres pour empêcher les détenus de « yoyoter », c’est-à-dire de s’envoyer des objets en se servant de cordes (les yo-yo) confectionnées à partir de draps. « Le système est encore imparfait, j’imagine que vous avez vu en arrivant qu’il y a toujours des yo-yo qui traînent. »

Il m’envoie au deuxième étage suivre un gardien au travail. Je découvre pour la toute première fois la coursive, un long couloir sans fenêtres. Il y en a trois par étage, qui forment une patte-d’oie. À leur jonction, le « rond-point » : une cabine ultrasécurisée d’où un gardien ouvre les portes à distance.

Je me crois à l’hôpital. La coursive n’a rien à voir avec l’extérieur sinistre. Tout y est propre et lumineux. Le revêtement de sol est impeccable, les murs immaculés. Un alignement de néons baigne le tout d’une lumière intense et aseptisée. On ose à peine risquer un pied dans l’immense couloir, qui fait presque cent mètres de long. Tout au bout, minuscule point noir, un gardien est en train de refermer une porte. Le point se rapproche. Rougeaud, essoufflé, le gardien se présente : « Moi, c’est Yves. » Les yeux en amande, un large front, on dirait un guerrier mongol de retour du combat. Il est sur la coursive depuis deux heures, déjà, à « faire l’essuie-glace » : d’incessantes allées et venues entre les cellules pour envoyer les détenus au sport, aux cours, à la bibliothèque, et, parfois, faire passer un peu de tabac ou de nourriture d’une cellule à l’autre. Il me précise qu’il y a 75 détenus sur cette coursive, et qu’il est seul pour s’en occuper : « Comme d’habitude. »

Des feuilles de papier dépassent de l’interstice de certaines portes de cellule. « On appelle ça des “drapeaux”, m’explique-t-il. Les voyous les mettent quand ils ont quelque chose à nous demander. Mais attention, hein ! Faut pas y aller sans arrêt, parce que plus on répond, plus ils en mettent ! On passerait notre journée à ça. »

Il jette un coup d’œil à sa montre. C’est l’heure des « sorties bibliothèque ». Il ouvre une première porte en me faisant signe de rester derrière lui : on ne sait jamais. Un vieux monsieur à la barbe de Père Noël en sort. Cheveux en pagaille, œil vitreux, odeur d’humidité et de cigarette. C’est le tout premier détenu que je vois « en vrai ». Est-ce qu’il fait partie de ceux qui nous ont traités de « bâtards » et d’« enculés » tout à l’heure ? Il n’a pas l’air d’avoir toute sa tête. En nous voyant, il se fige, mime le garde-à-vous et décampe en poussant un petit rire aigu.

Un surveillant ouvre une deuxième porte. Cette fois, un garçon d’à peine vingt ans, à la barbe brune, se plaint d’une douleur à la main. En l’écoutant, Yves s’énerve : « Tout à l’heure, tu avais trop mal pour aller en promenade, et maintenant tu demandes à sortir. C’est non ! » Il referme la porte.

Autre porte, autre détenu. Je suis toujours posté en retrait, inquiet. Cette fois, un type de cinquante ans au visage grêlé s’avance. Un toupet gris sur l’avant du crâne, une longue queue-de-cheval à l’arrière, une voix de fumeur de gitanes.

– Surveillant, est-ce que vous pouvez passer un poste de radio à une autre cellule, s’il vous plaît ?

– Non, c’est interdit par le règlement.

Un Arabe d’une cinquantaine d’années, qui semble tout juste sorti du lit, demande s’il peut aller chez le coiffeur aujourd’hui ou demain. Il a été convoqué chez le juge d’application des peines (JAP) et tient à être présentable.

– Impossible, il faut prendre rendez-vous plusieurs jours à l’avance, vous le savez.

– Bon, tant pis. Merci quand même, surveillant !

Je m’attendais à trouver derrière chaque porte un fou furieux ; et voilà que je découvre des prisonniers donnant du « s’il vous plaît » et du « merci » au maton. Passé la stupeur à l’ouverture des premières portes, je me ressaisis et me promets qu’à la prochaine je me risquerai à adresser un mot à l’occupant.

Un des autres stagiaires vient me chercher pour aller visiter les ateliers. Je laisse Yves à sa coursive sans avoir dit un mot.

Un entrepôt vaste comme un hall de gare s’étend devant moi. Une centaine de détenus s’activent autour de longues tables encombrées de cartons et de chutes de plastique. Ça braille, ça crie. Les voix sont démultipliées par l’écho. Les taulards confectionnent des présentoirs en carton pour la Française des jeux, mettent en caisse des boîtes d’emballage pour la marque de vêtements Brice, enlèvent les films plastique autour de DVD qui seront ensuite revendus moins cher en grande surface. « Ils travaillent même pour Dior, mais il ne faut pas le dire : c’est mauvais pour l’image de l’entreprise ! » hurle le surveillant pour couvrir le brouhaha ambiant. Il reprend, un ton plus bas : « Les détenus qui travaillent ici ne posent pas de problèmes. Ils peuvent bénéficier de remises de peine : sept jours pour un mois travaillé. Je fais un rapport au juge d’application des peines à la fin de chaque mois. » Malheureusement, le travail se fait rare à Fleury-Mérogis. Il y a quelques années, l’entreprise Bic a décidé de se délocaliser en Moldavie : la main-d’œuvre y est encore moins chère.

On rencontre un jeune surveillant, le visage défait, des poches sous les yeux, à croire qu’il n’a pas dormi depuis plusieurs jours. Un rapide regard alentour pour vérifier que personne ne l’écoute, et il nous avertit : « C’est la merde, ici, vous n’avez pas idée. Ça n’arrête jamais. Les détenus sont toujours dans la confrontation. C’est dur, très dur, et pourtant Fleury est ce qui se fait de mieux en région parisienne, alors je vous laisse imaginer le reste ! On ne se repose jamais, on n’a pas le temps. Et puis il y a la tension permanente, ça use. En un an et demi de boulot ici, j’ai déjà évité deux “patates” dans la gueule. J’occupe un logement de fonction à côté de la prison. Dans mon immeuble, il y a déjà deux collègues qui se sont suicidés cette année. » Il serre les dents. Il sait que dans six mois il aura suffisamment de points d’ancienneté pour demander sa mutation dans l’Est et se rapprocher de sa femme.

Retour sur la coursive, où Yves continue de « faire l’essuie-glace ». Un détenu veut savoir combien d’argent il reste sur son compte. Il a commandé des disques qui ne sont toujours pas arrivés, alors que son argent a été encaissé. Le gardien promet de se renseigner. « Merci, chef ! »

Yves m’explique le code des noms. Les détenus nous appellent le plus souvent « surveillant ». Les nouveaux, qui découvrent la prison, nous donnent parfois du « monsieur », mais pas bien longtemps. Quand le gardien est apprécié, il a droit à un « chef » respectueux. On nous appelle aussi « hesses », comme je m’en suis déjà rendu compte. Ce n’est pas vraiment un compliment mais, entre eux, c’est le mot qu’ils emploient pour nous désigner. Un jeune Noir malingre profite de ce que le surveillant a le dos tourné pour discuter avec un ami à travers la porte de ce dernier. Puis il se baisse et ramasse une feuille de papier que l’autre vient de glisser dessous.

– Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce qu’il vient de te refiler ?

– C’est seulement du tabac, surveillant !

Yves lui arrache la feuille des mains pour contrôler.

– La prochaine fois, tu me demandes, mais vous ne vous passez rien sans mon autorisation !

Nous repartons vers l’entrée de la coursive. Yves me conseille de ne passer aucun objet dans un premier temps, « parce que les voyous, c’est sûr, ils vont te tester ! Attends de voir au moins une semaine s’ils la jouent réglo avec toi ; là, tu pourras commencer à faire passer un peu de tabac, éventuellement de la nourriture, mais, s’ils te font chier, tu ne passes rien. Il vaut mieux être dur au départ et relâcher un peu la pression après. Tu vas voir comme c’est dur, de dire non. Tu n’as pas idée ! »

Il m’explique qu’il tutoie les détenus. « Bon, il faut surtout pas le faire, c’est interdit ! » C’est même inscrit dans le Code de procédure pénale, le but étant de bien marquer la distance avec les prisonniers. Lui a commencé dès le début, et maintenant il n’arrive plus à les vouvoyer.

Deux détenus m’interpellent : « Hé ! Faut sourire ! On est des êtres humains, on n’est pas des animaux ! » Je ne sais pas quoi leur répondre, je n’ai pourtant pas l’impression de faire la tête. Du coup, je me force à les regarder dans les yeux pour leur montrer que je n’ai pas peur. Ça m’a l’air d’être un jeu prisé par les taulards : haranguer les jeunes recrues pour les déstabiliser.

Il ne reste plus qu’un petit quart d’heure avant la fin de la journée quand des cris se font entendre sur une autre coursive : « De la merde, les Neg’marron ! » Deux rappeurs, invités de l’atelier radio de la prison, s’apprêtent à sortir du local d’enregistrement.

Yves soupire : « Les voyous ne respectent rien. Même ça, ils s’en foutent ! Ici, on fait trop de social. Ils peuvent faire de la magie, du théâtre, de la lecture, du sport… alors qu’il y a des SDF qui n’ont rien fait et qui sont bien plus dans la merde qu’eux. »

J’ai envie de lui répondre que ce sont peut-être les mêmes personnes. Les deux chanteurs partent. Yves ferme la porte de son bureau et lâche avant de me quitter : « Il faut faire trois, quatre ans sur la coursive, pas plus. Après on devient taré, un peu comme eux. »