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« Le meilleur d’entre eux ne vaut rien »

Richard nous explique : Fleury-Mérogis est un établissement hors normes, une « Cocotte-Minute prête à exploser » où « six heures de travail correspondent à douze, voire dix-huit heures dans un autre établissement ». Prison modèle à sa construction, dans les années 1960, elle a vieilli très rapidement, gangrenée par la surpopulation carcérale et ses pics à 4 000 détenus pour un peu moins de 3 000 places. Beaucoup de surveillants sont des jeunes de moins de trente ans, venus faire leurs premières armes ici et qui retourneront chez eux dès qu’ils auront suffisamment d’ancienneté. Quant aux prisonniers, « l’immense majorité d’entre eux a moins de vingt et un ans ».

Il poursuit sur les différents types de prison. Il en existe trois. D’abord, les centres de détention et les maisons centrales, qui accueillent les condamnés à de longues, voire très longues peines. Là-bas, il n’y a jamais de surpopulation. « Pour ne pas que ça pète. » Et puis il y a les maisons d’arrêt, « comme Fleury ». Elles n’accueillent « en théorie » que les prévenus (détenus en attente de jugement) et les condamnés dont le reliquat de peine est de moins d’un an. « Je dis bien “en théorie”, précise-t-il. Dans les faits, on nous case aussi les longues peines quand il n’y a pas de place en centrale ou en centre de détention. Ce qui fait que des assassins se retrouvent avec des voleurs de poules. »�

Nous hochons la tête en silence, comprenant que tout cela ne présage rien de bon.

Dans un coin de la salle, une maquette de la prison vue du ciel fait ressortir la géométrie parfaite, stalinienne, des cinq tripales réparties en étoile. Au D1, la première tripale, s’entassent les travestis, les « médiatiques » et les détenus de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne. Le bâtiment est surnommé le « petit commissariat », parce qu’il accueillait les policiers véreux. Le D2, fraîchement rénové, là où je vais effectuer mon stage, reçoit les détenus de l’Essonne et des Yvelines. Le D3, en cours de réfection, est fermé pour le moment. C’est là qu’a été tourné le documentaire polémique filmé en caméra cachée par des détenus et diffusé dans Envoyé spécial en avril 2009. À cette évocation, un des formateurs s’énerve : « Ce genre de reportage, j’appelle ça de la merde ! Il n’y a pas d’autre mot. L’Administration pénitentiaire est absente, et de toute façon on ne nous laisse jamais parler ! » Je baisse les yeux. Le D4 accueille les primo-arrivants et les services médicaux. Quant aux détenus les plus dangereux, comme Antonio Ferrara, autoproclamé le « braqueur de tirelire », ils sont regroupés dans le D5.

 

Les cinq formateurs nous emmènent visiter la prison. Direction : les parloirs. Des box vitrés sont alignés les uns à côté des autres. Un petit muret en guise de table et deux chaises, sans aucune vitre de séparation. On nous explique que Robert Badinter a fait disparaître les « parloirs Hygiaphone » dans les années 1980. Ils n’existent plus qu’en cas de sanction frappant le détenu, ou si le juge le demande.

« On les laisse faire un petit bisou à leur femme, poursuit un gardien, mais pas question que ça aille plus loin. Sinon, on les rappelle à l’ordre en tapotant au carreau. Certains ne sont franchement pas gênés, ils se feraient faire des gâteries juste à côté d’un box où il y a des gamines de six ans ! »

Un autre nous raconte qu’un détenu fait parfois venir une prostituée au parloir en la faisant passer pour sa femme. Un stagiaire s’étonne : comment parviennent-ils à ne pas se faire repérer ? « Il faut les prendre sur le fait, c’est compliqué. Quand le surveillant passe, ils sont simplement enlacés, à se faire des papouilles, et dès qu’il disparaît, ils vont plus loin. Et puis, les putes, elles savent y faire, c’est leur boulot ! »

Les détenus n’ont donc pas droit au sexe. Passe encore pour un condamné à quelques mois, mais comment fait quelqu’un qui en a pris pour vingt ans ? Vingt ans d’abstinence ? L’absurdité me paraît tellement énorme que j’en oublie de poser la question. « Ça doit y aller de la branlette », murmure un stagiaire.

En fait, la loi proscrit les relations sexuelles, mais sans les nommer : « Constitue une faute disciplinaire du 2e degré le fait pour un détenu “d’imposer à la vue d’autrui des actes obscènes ou susceptibles d’offenser la pudeur”. » Pour une telle faute, un taulard peut être envoyé au quartier disciplinaire pendant plusieurs jours. Pourtant, la distribution des préservatifs est tolérée…

Une heure à l’intérieur d’une prison, et déjà des paradoxes plein la tête.

 

Nous poursuivons par la visite d’une cellule. Personne à l’intérieur. Le détenu est parti travailler aux ateliers.

L’aménagement est sommaire : un lit superposé, un Coran sur une table, des boîtes de conserve, des fruits en voie de pourrissement dans une petite corbeille en osier, quelques paires de chaussures, des placards artisanaux fixés au mur et un « toto », un thermoplongeur fabriqué maison, posé au sol. Scotchée sur la porte, la Déclaration des droits de l’homme de 1789 !

Les formateurs nous pressent : « N’hésitez pas ! Entrez ! Regardez comment c’est fait. » À l’intérieur, tout est étriqué. Nous n’osons toucher à rien. Avec mille précautions, pour ne rien renverser, nous tournons sur nous-mêmes. Je me sens gêné. J’ai l’impression de pénétrer subrepticement dans la chambre d’un inconnu. Je vais devoir m’y habituer.

Nous arrivons ensuite au quartier disciplinaire (QD), le « mitard », la prison de la prison, où sont isolés les détenus punis, et qui fut longtemps le « trou noir » de l’Administration pénitentiaire. Les formateurs nous disent que la sanction maximale est de quarante-cinq jours, mais que la future loi pénitentiaire pourrait l’abaisser à trente. Un mois et demi à l’isolement total, sans aucun contact avec les autres ; vingt-deux heures en cellule, deux heures de promenade. Les activités et le travail sont interdits. La télé est supprimée, mais on a de quoi lire et écrire. Compensation bien maigre quand on sait qu’un quart de la population carcérale est analphabète. Depuis peu, le détenu peut aussi bénéficier des parloirs et de la visite d’un aumônier.

Le quartier disciplinaire se trouve au D2, un bâtiment tout juste rénové, remis en service au mois de janvier. Malgré la modernité des locaux, 18 des 78 cellules sont déjà hors service. « La faute aux détenus qui y mettent le feu, explique un formateur. On dit toujours que tout est cassé, que rien ne fonctionne, en prison. Les médias adorent ça ! On oublie de dire que ce sont les détenus qui les foutent en l’air, la plupart du temps ! » Je sens que je n’ai pas fini d’entendre critiquer « les médias ». Un de ses collègues enchaîne : « Souvent, quand ils mettent le feu, ce n’est pas pour se suicider, mais juste histoire de nous faire chier. Par exemple, si on leur refuse une sortie, c’est leur moyen de nous dire : “Tu ne veux pas me faire sortir ? Eh bien, tu vas être obligé de le faire quand même !”»

 

Le surveillant responsable de l’étage nous ouvre la porte d’une cellule en nous mettant en garde : « Attention ! Ne vous adossez pas aux murs ! » Je me retourne. De haut en bas, la paroi est maculée d’excréments séchés. Du sang coagulé est étalé au plafond, juste au-dessus des toilettes. Après l’immédiat sentiment de répulsion, la première question qui me traverse l’esprit est saugrenue : « Comment a-t-il fait pour aller badigeonner le plafond à cette hauteur ? »

Richard, le chef des formateurs, nous fait visiter une seconde cellule, qui a brûlé. Les murs sont carbonisés. Les alentours des latrines sont d’un noir charbonneux. Bras croisés, parcourant des yeux le haut des murs, il nous explique que beaucoup de détenus perdent tous leurs repères psychologiques quand ils entrent au quartier disciplinaire. « J’ai même été accueilli par des bols de pisse ou des petites boulettes de merde séchées qu’on me jetait à la gueule quand j’ouvrais la porte. D’autres se mettent à poil, s’enduisent de leur propre merde, ou perdent l’usage de la parole. »

Une jeune stagiaire à côté de moi fait une moue dégoûtée.

Un autre gardien raconte l’histoire d’une femme, détenue à la Maison d’arrêt des femmes, qui mangeait son matelas. « On a dû le lui retirer. Aussitôt après, les travailleurs sociaux nous ont reproché une “atteinte à la dignité humaine”. Pourtant, c’est ça ou la personne se suicide ! Qu’est-ce que vous feriez, à ma place ? Je laisse le matelas : on m’accuse de non-assistance à personne en danger. Je le retire : on m’accuse d’atteinte à la dignité humaine ! Dans les deux cas, c’est le surveillant qui se fait avoir. »

La visite matinale se termine par un rapide passage dans la salle de fouille. Officiellement appelée « fouille à corps » et rebaptisée « fouille à cul » par les surveillants, elle est strictement encadrée et aucun contact physique n’est autorisé. Un surveillant adipeux d’une cinquantaine d’années nous explique très poétiquement son travail : « Ici, c’est simple, on voit passer des kilomètres de bites ! Et puis, quand on reçoit des travelos, je laisse le petit nouveau s’en occuper », lâche-t-il dans un éclat de rire en désignant du menton le surveillant stagiaire assis sur une chaise en face de lui.

 

L’heure du déjeuner. Nous longeons un bâtiment décrépi. Des herbes folles sortent des craquelures du bitume au milieu des canettes rouillées et des Coton-Tige sales. Le mur a pris une teinte incertaine, entre le gris et le brun poussière ; tout a l’air abandonné. À l’abord des fenêtres, une bordée d’injures nous tombe dessus : « Enculés ! Salauds ! Pédés ! » « Alors, la bleusaille, on va vous former ! »

Nous tendons le cou, mi-terrorisés, mi-fascinés, pour tenter d’apercevoir quelque chose. D’autres voix reprennent les insultes. Nous ne voyons rien. Les cris continuent jusqu’à ce que nous disparaissions. Ce sont les tout premiers mots que j’aurai entendus des prisonniers.

 

Retour l’après-midi dans la salle de réunion, où les formateurs nous montrent différents objets retrouvés en détention : une chaussure dont le talon a été évidé de sa mousse pour y glisser un téléphone portable (« on a réussi à le trouver parce que les gardiens se sont étonnés de voir le détenu repartir du parloir avec des chaussures neuves ! ») ; un stylo à bille dont l’encre a été remplacée par de très fines lames de scie à métaux (« on ne l’a trouvé que parce qu’un détenu en a balancé un autre pour se venger ») ; une raquette de tennis de table au manche escamotable qui se transforme en poignard ; idem d’une boucle de ceinture métallique.

Une fois que les objets sont passés de main en main, un des surveillants marque un silence, balaie la salle du regard et nous met une nouvelle fois en garde : « Pour exercer ce métier correctement, je vous déconseille d’aller voir ce qu’ont fait les détenus pour être condamnés. En théorie, nous n’avons pas accès aux dossiers, mais il y a toujours moyen de savoir. Cela altérera votre façon de travailler. Savoir qu’un détenu est là pour meurtre suffit ; n’allez pas chercher les détails, parce qu’une fois qu’on les connaît le regard devient forcément différent. Certains sont là parce qu’ils n’ont pas payé leur pension alimentaire. Mais comment réagirez-vous quand il vous faudra traiter de la même manière, avec le même respect, un pédophile qui a sodomisé une gamine de trois ans et qui, pour lui élargir l’anus, le lui a agrandi au cutter avant de la crucifier sur les volets de sa maison ? Vous n’êtes pas là pour les juger une deuxième fois. Sinon, il fallait passer le concours de magistrat, ou alors devenir député pour changer la loi. »

Nous restons tous silencieux, impressionnés, confus. Je ne m’attendais pas à ce genre de discours dans la bouche d’un maton. La tirade humaniste résonne encore dans nos têtes pendant quelques secondes. Mais j’ai tôt fait de déchanter quand le surveillant conclut : « N’oubliez pas, quand même, que le meilleur d’entre eux ne vaut rien ! »

Richard reprend la parole : « Il y a des barjots en prison, des mecs complètement cinglés ! » Il nous parle d’un Gitan dont personne ne veut, qui reste en moyenne quinze jours dans une prison avant de se faire transférer dans une autre. Au total, une trentaine d’établissements dans l’année ! « Dans l’avant-bras, il a une plaie qui suppure. En fait, il l’entretient. Parfois il racle la couche de pus en surface et enfonce ses doigts à l’intérieur pour jouer avec ses veines et ses tendons. Un jour, on l’a retrouvé dans sa cellule avec une brosse à dents enfoncée dans la plaie, en train de faire des pompes tout en nous répétant : “Sales bâtards ! Sales bâtards ! Sales bâtards !” » Tout le monde est horrifié en imaginant la scène. L’image de la plaie suppurante flotte devant mes yeux.

Se tournant vers les quelques filles qui font partie du groupe, Richard enchaîne : « Mesdemoiselles, attention à vous : la tentation sera forte, pour certaines… Je me rappelle une surveillante vraiment moche à qui un détenu faisait du gringue en lui répétant à longueur de temps qu’elle était belle. Forcément, la nana, à qui ça n’arrivait jamais, a fini par succomber. Inutile de vous dire qu’aujourd’hui elle ne fait plus partie de la Pénitentiaire ! Rien qu’à Fleury, trois sont déjà “tombées amoureuses”. » Ce genre d’histoire peut rapidement tourner mal : lors d’un stage, une jeune élève surveillante de la promotion antérieure à la mienne a attrapé une MST.

 

Il est près de 17 heures. Ma première journée de « presque maton » touche à sa fin. Nous n’avons pas bougé de nos chaises de l’après-midi et mes membres sont ankylosés. Les autres élèves ne cessent de consulter leur montre. Un des formateurs conclut avant de nous laisser partir : « Un jour, un détenu m’a dit : “Vous savez, surveillant, moi, je vais partir d’ici avant vous ! Vous, vous y êtes encore pour trente ans !”»

Nous sortons enfin. Un vent frais nous caresse le visage et gonfle nos uniformes, nous donnant l’air de bibendums empotés. Nous rigolons : « Ça y est ! Nous venons d’être libérés ! » Étrange sensation de se retrouver dehors après cette succession sans fin de portes et de sas.

Je passe me changer rapidement dans la petite chambre que m’a prêtée l’Administration, et je file prendre mon RER. J’ai encore une heure et quart de transport avant de rentrer chez moi.

Assis à l’étage supérieur de la rame, je profite du fait qu’il n’y ait personne à proximité pour sortir mon petit carnet et prendre des notes. Je regarde par la fenêtre : les bourgades de banlieue succèdent aux petits paquets de verdure. La lumière oblique de fin de journée incendie les façades. Ma tête bourdonne légèrement. J’ai mal aux pieds. L’étrange odeur de la prison m’est restée dans le nez. Bercé par le cahotement du wagon, je commence à sombrer. J’entends encore des bribes de la conversation de deux adolescents assis quelques sièges plus loin, qui comparent leurs téléphones portables, puis je m’endors.