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« Qu’est-ce que tu fous ici,
 avec ton bac plus je sais pas combien ? »

Je n’ai pas à attendre longtemps avant la première alerte sérieuse. Quelques jours après mon arrivée, alors que je prends mon petit déjeuner au réfectoire, un garçon de ma classe s’assoit en face de moi, son café à la main. « Franchement, qu’est-ce que tu fous ici, avec ton bac plus je sais pas combien ? T’as pas réussi à trouver un autre boulot ? T’aurais pu te dégoter un taf tranquille dans un bureau, ou un truc comme ça, non ? »

Je me suis préparé de longue date à cette question. Je reprends une gorgée de thé, repose mon bol et lui réponds que mon diplôme est trop général (« Sciences politiques et sociales, ça fait bien, mais ça n’intéresse personne »), que je n’ai pas trouvé de travail, que j’ai raté les concours de direction dans la police et la Pénitentiaire, et que je vais en repasser d’autres en interne. Il opine du chef et se met à tartiner son pain de confiture. Il me raconte qu’il a passé, sans trop savoir pourquoi, son bac pro électronique, « un truc chiant, parce qu’il fallait bien faire quelque chose » ; il a ensuite été engagé pendant cinq ans dans la gendarmerie, mais a raté la titularisation de peu, « à cause de l’orthographe ». Il retentera le concours, mais pas tout de suite.

Les semaines passent. Au gré des conversations avec mes nouveaux « collègues », je me rends compte qu’aucun de nous ne s’est véritablement imaginé devenir maton un jour. Ironie de l’histoire, je suis peut-être le seul à me retrouver dans cette voie de mon plein gré. Tous sont là « par hasard », « faute de mieux », « en attendant autre chose ».

Beaucoup sont d’anciens gendarmes ou militaires qui ont raté leur titularisation ou voulaient changer de métier. Ils ont passé les concours de la police, de la gendarmerie, des douanes, les ont ratés, et se sont alors résignés à la carrière de surveillant. D’autres ont des diplômes, mais pas de travail. Bref, je ne rencontre aucun surveillant qui le soit par vocation.

 

Avec le temps, plusieurs d’entre eux deviennent presque des amis. « Presque », car je ne leur ai jamais dit qui j’étais réellement. Je rigole bien avec eux. Il vaut mieux, parce que les journées ici paraissent longues. Peu de cours, beaucoup d’attente. Nous avons souvent deux ou trois heures de pause à midi, et nous terminons à 16 heures. Du coup, nous tuons le temps comme nous pouvons : les repas s’éternisent au réfectoire, nous faisons du jogging, nous nous lançons dans d’interminables parties de Mario Kart sur la Wii qu’a rapportée Adrien et dans des discussions à n’en plus finir. Nous parlons de tout et de rien. De la vie, du futur boulot, de ce qui nous a amenés là. Très rarement de politique. Au cours de ces deux mois, Michèle Alliot-Marie a remplacé Rachida Dati à la Justice, notre ministère de tutelle, et nous n’en avons pratiquement jamais parlé.

J’ai proposé une fois ou deux d’aller au cinéma. C’était trop cher pour beaucoup. Parfois nous allons boire quelques bières à la Bodega, le bar du centre-ville.

Je passe le plus clair de mon temps avec Adrien, qui a choisi de devenir surveillant après deux années infructueuses en fac de biologie à Lille. Son père était déjà dans la Pénitentiaire. Adrien m’a demandé si j’étais communiste le jour où j’ai acheté Le Canard enchaîné. On en a bien rigolé tous les deux.

Je traîne aussi avec Fabien, un conducteur de char qui a quitté l’armée parce que « la paye n’était pas bonne ». Un soir, il a vu à la télévision le spot de recrutement de la Pénitentiaire et s’est inscrit au concours de surveillant. Pour changer. À vingt-quatre ans, il ne compte pas faire ça toute sa vie. Il espère surtout devenir un jour travailleur social. « C’est plus facile que maton pour draguer les filles. »

Il y a aussi Magalie, une grande jeune fille de vingt-cinq ans qui a une maîtrise de droit, mais pas de travail. Mon histoire imaginaire de diplômé précaire est la sienne – bien réelle, celle-ci.

Miguel, trente-six ans, est le « papa » du groupe. Il a une femme, deux enfants, et passe ses vacances d’été au Portugal pour revoir le pays et les cousins. En venant à Agen, il a dû laisser sa petite famille dans l’est de la France. Avant la Pénitentiaire, il fabriquait des tubes métalliques en usine. « Le patron me gueulait toujours dessus, j’en avais marre. » Il a aussi conduit des bus dans une banlieue à problèmes. « Je me suis fait agresser deux fois parce que les types ne voulaient pas payer. » Il a claqué la porte et passé les concours de la fonction publique. Son père et son frère sont déjà dans la police.

Un soir, nous avons vécu tous les deux une scène étrange. Nous étions en voiture quand un de mes anciens camarades de l’école de journalisme est passé à la radio. Un sujet sur la crise économique, si je me souviens bien. Deux mondes se rencontraient soudain, dont j’étais le témoin unique et silencieux ; deux univers qui s’entrechoquaient et que je m’efforçais de tenir à distance l’un de l’autre pour ne pas me faire découvrir. Je n’ai rien dit, Miguel ne s’est rendu compte de rien. La frontière était tellement ténue…

Christophe, lui, vient de Rouen, « la plus belle ville du monde », et déteste Le Havre, l’ennemie héréditaire, « la ville la plus moche de France ». Il a une licence de droit et espère bien gravir les échelons jusqu’au poste de directeur. Jean-Baptiste, en revanche, vient du Havre et déteste les « bourgeois de Rouen ». Il redouble son année à l’Enap après un mauvais stage. Les deux lurons passent leur temps à se charrier.

Il y a aussi quelques drôles de loustics qui hantent chaque week-end les boîtes de nuit agenaises pour « lever de la belette » et boire des mojitos. À les entendre, ils collectionnent les succès d’un soir. Personne n’y croit vraiment.

Durant ces deux mois à l’Enap, la conversation a plusieurs fois dérapé sur « les Noirs et les bougnoules qui foutent le bordel ». Il y a ceux qui s’indignent de ce genre de propos. Et ceux qui ont une anecdote : une petite amie chahutée dans la rue « quatre fois par des Arabes », un ami agressé au travail « par un Noir », etc. Des vérités, selon eux, qu’on ne peut pas dire : « Sinon, on est traité de raciste. » Il suffisait pourtant de voir, en prison : « Il n’y avait que ça ! »

Je les écoute, attristé, en essayant de leur expliquer que les choses sont plus compliquées. Que la couleur de peau n’a rien à voir, qu’il suffit de regarder le niveau scolaire, l’accès à la santé, pour comprendre que le problème ne se résume pas à « trop de Noirs et trop d’Arabes ». Que les premiers à être en taule sont les pauvres, les sans-travail, les sans-diplôme. Que, souvent, ces mêmes pauvres sont fils d’immigrés, mais que cela n’a rien à voir avec leurs origines.

À chacune de mes interventions, on m’a répondu la même chose : « Tu devrais faire travailleur social ! »

Mon double jeu me pèse. Au fil du temps, il devient même épuisant, et je crois parfois devenir fou à force de me dédoubler en permanence. Pour prendre mes notes, je m’installe dans des cafés d’Agen où j’ai mes habitudes. Notamment dans un petit salon de thé où des professeurs à la retraite se retrouvent, le jeudi soir, pour des « jeux de langue » calqués sur l’émission de France Culture Des Papous dans la tête. Au PMU de Layrac, une commune située à quelques kilomètres d’Agen, les turfistes sont devenus indifférents à ma présence. Plus rarement je travaille sur mon lit, tard le soir, quand Adrien est endormi.