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« Chaque fois que quelqu’un
 me regarde au supermarché,
 je crois que c’est un ancien voyou »

Je viens de passer ma première nuit dans la chambre prêtée par la Pénitentiaire. Comme il me faut au moins une heure et quart pour arriver à Fleury, et que je prends mon service à 6 h 30 ce matin, j’ai préféré dormir sur place.

Hier soir, des prisonniers ont longtemps hurlé à leur fenêtre. Je crois qu’ils se parlaient entre eux. Peut-être s’insultaient-ils ? Je ne sais pas très bien. La distance et l’écho déformaient leurs voix.

Je prends une douche rapide, enfile mon uniforme et cours au D2 sous de gros nuages qui alourdissent le ciel. Dans l’enceinte de la prison, des chats replets somnolent en bande. Dans la journée, ils errent d’un bâtiment à l’autre, à la recherche de leur pitance.

Réunis dans le petit local qui tient lieu de cuisine, une dizaine de surveillants discutent. Certains boivent un café. Un numéro de L’Équipe traîne sur la table. Le lieutenant de service m’envoie au troisième étage. Michel, le gardien que je dois suivre ce matin, est déjà là : menton en galoche, mains de bûcheron, démarche pataude d’un gros ours.

Il ouvre pour la première fois de la journée les portes des cellules. On dirait qu’il a fait cela toute sa vie. Sa clé entre de moitié dans la serrure, un quart de tour à droite, puis s’enfonce jusqu’à la garde. Il la fait tourner complètement, le pêne se retire de la gâche, la porte s’ouvre. Un « bonjour » rapide, un regard furtif à l’intérieur, puis la porte se referme.

Il m’explique que chaque prisonnier doit lui faire un signe ; il s’agit pour lui de vérifier que personne ne s’est fait la malle ou ne s’est pendu durant la nuit. « On ne sait jamais. »

Chaque fois je me contorsionne derrière lui pour tenter d’apercevoir quelque chose dans la pénombre. Faute de volets, les fenêtres sont calfeutrées grâce à des serviettes de toilette. Bien souvent, une âcre odeur de moisi et de nourriture flotte entre les murs. « Je te passerais bien les clés, me dit Michel, parce que tu vas sacrément te faire chier à me suivre pendant des heures. Mais si un chef se pointe et te voit avec le trousseau, je vais me prendre une soufflante ! »

Il marche à grandes enjambées et je suis obligé d’allonger le pas pour ne pas être distancé.

 

7 h 40. Un Maghrébin d’une vingtaine d’années doit être envoyé au rez-de-chaussée. Michel le sort de sa cellule pour le faire patienter dans un local situé de l’autre côté de la coursive. Le détenu demande s’il ne peut pas plutôt rester dans sa cellule et boire son café en attendant. Le gardien refuse : le jeune Maghrébin n’est pas le seul à devoir aller au rez-de-chaussée, et Michel risque de prendre du retard dans ses « mouvements ». En réponse à mon regard interrogateur, il m’explique : « On parle de mouvement chaque fois qu’un détenu doit circuler dans la prison : pour aller en promenade, voir le chef, à l’infirmerie… »

J’ai déjà dû faire une bonne vingtaine d’allers-retours entre les cellules, le bureau du surveillant et le rond-point. Je calcule approximativement : près de huit kilomètres. Un surveillant m’a dit qu’il en parcourait plus de vingt par jour. Un semi-marathon !

Mes pieds me font déjà mal. Une malfaçon à ma chaussure gauche rend chaque pas douloureux. On m’a expliqué quelques jours plus tôt que ce sont les détenus qui fabriquent nos uniformes. « Si ça n’est pas confortable, ne sois pas surpris : c’est tout simplement qu’ils ne nous aiment pas ! » a affirmé un surveillant en rigolant. Celui qui a confectionné mes chaussures doit me détester.

Un détenu en bleu de travail débarque sur la coursive derrière un chariot. « C’est l’auxi, me dit Michel. Le détenu auxiliaire. Il y en a un par coursive. Il est chargé de distribuer la gamelle et de ramasser les poubelles. »

Michel se remet à ouvrir les cellules. Au numéro 47, il me conseille de rester à l’écart. Nkruma, le « voyou » enfermé à l’intérieur, n’est pas un tendre. Le bonhomme a une fâcheuse tendance à se battre pour un rien et à finir au mitard. Il y a bien une note de service, punaisée dans le bureau, précisant que sa cellule doit être ouverte en présence de deux matons et d’un chef, mais « si on appelait chaque fois le gradé, on se ferait engueuler ». Pas de gradé, donc.

La porte s’ouvre. Nkruma est campé juste derrière. « Putain ! Il est où, mon sweat ? » La question est adressée à l’auxi qui, penaud, marmonne un semblant de réponse. « Il est où, putain ? »

Mon estomac se noue. La même peur panique que lors de la scène du ballon. La même interrogation : est-ce qu’ils vont se battre ? Michel conseille à Nkruma de se calmer. « D’où je m’énerve ? C’est vous qui m’agressez en me disant que je suis énervé. Là, je suis calme. Si je m’énerve, vous allez voir ce que ça fait, putain ! Faut pas me faire chier ! » Le gardien referme. Nkruma continue de parler tout seul.

Je m’éclipse cinq minutes pour prendre un thé et une barre de chocolat au distributeur. Je n’ai rien avalé ce matin et je meurs de faim. Un surveillant qui passe par là m’avertit : « Évite ce genre de petite pause. Les chefs n’aiment pas ça, et s’ils te voient ils risquent de te faire une remarque. C’est juste un conseil d’ami. » Je le remercie tout en me disant que, après quelques allées et venues sur la coursive, n’importe qui comprendrait l’utilité du petit déjeuner.

 

Retour à l’étage. Au bout de l’aile, la grille s’ouvre. Un nouveau détenu s’engouffre dans le couloir, un sac à la main. Il revient du QD. Michel traverse au pas de course la longue allée pour lui ouvrir sa nouvelle cellule. Le prisonnier refuse d’y pénétrer : « Y a pas moyen que je rentre là-dedans, surveillant ! Le gars, c’est un toxico ! Il faut pas s’étonner que je sois envoyé au mitard, quand on voit avec qui vous me mettez ! »

Soupir exaspéré : « Eh bien, retourne au QD ! Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? »

Les toxicomanes, souvent sales, sont enfermés la plupart du temps ensemble pour éviter les infections.

Michel ne s’est pas encore reposé une seconde. Entre deux portes, il me raconte que, la veille, il a dû décrocher un détenu en train de se pendre, et que dix minutes plus tard il a dû revenir pour éteindre un feu de cellule. « Une vraie journée de merde ! » Alors, aujourd’hui, c’est franchement de la rigolade. Je le soupçonne d’en rajouter un peu.

Peu après, alors qu’il se trouve de l’autre côté de la coursive, il se met à crier : « Surveillant ! Tu peux aller me chercher la liste du sport dans mon bureau ? » Je me retourne : pas l’ombre d’un surveillant derrière moi. À qui parle-t-il ? Il répète sa question en me désignant du doigt : « Surveillant, c’est à toi que je parle ! »

Je pige le truc : les matons ne s’appellent ni par leur prénom ni par leur nom, de peur de se faire entendre des détenus qui pourraient, une fois à l’extérieur, chercher à leur régler leur compte. Plusieurs formateurs ont d’ailleurs lourdement insisté sur la question de l’anonymat : « Dites-en le moins possible sur la coursive. Les voyous écoutent tout ce que vous dites. Ils n’ont que ça à faire de leurs journées. »

Depuis qu’il est maton, Michel a fait une croix sur certains lieux des environs, comme le centre commercial Évry 2 ou le Leclerc de Grigny : « Pour ne pas rencontrer de voyous. » Il y a d’anciens détenus qui seront supersympas s’ils le croisent dans la rue, ils pourraient même aller boire un verre ensemble, mais d’autres lui chercheront des embrouilles. Impossible de savoir. La semaine dernière, il était au supermarché quand il en a aperçu un. Il a demandé à sa femme, qui l’accompagnait, de se cacher dans les rayons, du côté des produits de toilette, et il a fini seul les courses.

Et si cela m’arrivait, à moi aussi, dans quelques mois ? Journaliste ou pas, celui d’en face ne cherchera pas à vérifier.

Trois Maghrébins me proposent de « visiter » leur cellule. Je les fais répéter. « Oui, surveillant : ça vous dit de voir comment c’est fait, à l’intérieur ? » Regard interrogatif en direction de Michel. Ça sent le piège, non ? Il me fait signe d’y aller. J’entre avec réticence, de nouveau avec la sensation de violer l’intimité d’inconnus.

Le plus grand des prisonniers me détaille les lieux. Une première pièce, propre et bien rangée. Des posters du film Mesrine. Trois lits poussés contre la cloison. Une table de fortune. Puis une seconde pièce que je n’avais pas remarquée. Des assiettes, une poêle, une éponge au bord de l’évier. « Ça, c’est comme le salon. C’est la seule pièce où on peut fumer. »

Mis en confiance, je leur demande si la cohabitation à trois se passe bien. « Oui, il n’y a aucun problème, on s’entend très bien, surveillant. » Ce serait ça, la surpopulation ? Pas du tout : cette cellule toute neuve est bien prévue pour accueillir trois détenus, me répond Michel. Elle fait plus de neuf mètres carrés. Le D2 est une exception par rapport aux autres tripales.

 

Une dizaine de matons viennent donner un coup de main pour palper les quelque 80 détenus de l’aile à l’heure de la promenade. À chaque sortie de cellule, les prisonniers doivent être fouillés.

Dans une des cellules, envahie par une vilaine odeur de moisi et d’excréments, nous tombons sur Marcos, le fou de la promenade. Les surveillants se regardent du coin de l’œil pour décider lequel d’entre eux va le fouiller. Une jeune recrue est désignée « volontaire »…

Un matin, trois surveillants sont venus chercher Marcos pour l’emmener chez le juge. « C’était marqué sur la convocation qu’on devait l’emmener de gré ou de force. » Quand ils ont ouvert la porte, ils l’ont découvert nu comme un ver qui se dandinait, le corps enduit d’excréments, un étron dans chaque main. Après l’avoir lavé comme ils pouvaient, ils lui ont enfilé un pantalon. Marcos s’est débattu en gueulant comme un veau : « Non, pas celui-là, je veux le blanc ! » Les gars sont ressortis avec de la merde plein l’uniforme et les chaussures. Forcément, depuis cet épisode, nul n’est ravi de devoir le toucher.

 

La routine s’installe. Je ne peux toujours pas prendre les clés. Je suis et j’observe. Un détenu veut changer de cellule de peur d’être frappé par son codétenu. D’autres demandent à faire passer des cigarettes et quelques bonbons. Quatre cellules n’ont plus d’électricité depuis hier. L’électricien n’arrive qu’en fin de matinée.

Un autre a besoin d’un formulaire pour les parloirs. Michel cherche en vain dans le bureau. Encore et encore des allers-retours. Les pieds me brûlent, mes jambes me font mal. Michel continue ses va-et-vient sans broncher. Question d’habitude, sans doute.

La journée se termine enfin. Une amie stagiaire me ramène en voiture à la station RER la plus proche. J’ai les pieds enflés, les muscles tétanisés. Le défaut de ma chaussure a laissé une marque rouge sur le dessus de mon orteil. Je n’ai plus qu’une envie : dormir.