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« Une bonne détention
 est une détention sans vagues »

On m’envoie assister aux parloirs. Cette partie-là du bâtiment n’a pas été rénovée, contrairement au reste de la prison, et conserve un aspect sinistre : vilain carrelage, plafond bas, lumière jaune agressive. Un décor de film noir.

Dans un minuscule local, six surveillants apathiques végètent sur des chaises, face à un bureau derrière lequel siège un de leurs collègues penché sur un cahier ouvert. Une large baie vitrée permet de garder un œil sur les box dans lesquels sont déjà installés des détenus et leurs familles.

Je me présente rapidement, serre des mains, échange quelques mots convenus avec les surveillants, qui semblent à peine remarquer ma présence et retombent dans leur torpeur. Je reste debout, attendant une invitation à m’asseoir qui ne vient pas. L’un des surveillants m’explique le fonctionnement : les « voyous » pénètrent dans les box, on ferme à clé, les familles viennent ensuite. Une fois l’entrevue terminée, tout le monde sort. Une demi-heure au total.

Dans le langage de l’Administration pénitentiaire, les détenus sont appelés « PPSMJ », c’est-à-dire « population placée sous main de justice ». Pour les surveillants, ce sont les « voyous », les « bandits » ou les « brigands ».

« Et vous les fouillez ? »

Un garçon au visage émacié qui, jusque-là, jouait avec ses clés lève les yeux vers moi et me répond d’une voix traînante : « Ouais, et fouille intégrale quand ils en ressortent. »

Je demande si un gardien ne devrait pas jeter un coup d’œil du côté des détenus. L’espace de quelques secondes ma question les fait sortir de leur apathie, et l’un d’eux me dit, le sourire aux lèvres : « En théorie si, mais on ne le fait pas. Enfin, ça, il faut surtout pas le dire à tes formateurs, hein ? »

 

Charles, un grand gars à la mine endormie, jette un regard réprobateur à ses collègues et propose de me faire visiter les lieux.

D’un côté du petit local, les parloirs des familles, une vingtaine de box derrière des portes vitrées ; de l’autre, les box des avocats. Contiguës aux box familles, les « salles d’attente ». C’est là que les détenus, une fois sortis, patientent avant de passer à la fouille intégrale. C’est là aussi, depuis la suppression des préaux de la promenade, qu’ils règlent leurs comptes ; les surveillants le savent, sans pour autant chercher à les contrôler. C’est là également qu’ils cachent, juste avant la fouille, tous les objets illicites que leur ont confiés leurs familles.

Et puis il y a la salle de fouille : un large couloir divisé en trois, où les surveillants font se déshabiller entièrement les prisonniers. Une odeur de sueur et de tabac froid me donne un haut-le-cœur quand je passe la tête par l’encadrement de la porte. Pour atténuer la puanteur, un surveillant vaporise un désodorisant à la rose.

Charles me raconte qu’il n’y a pas si longtemps un détenu s’est mis à battre sa femme dans le box. Ses collègues et lui ne sont pas intervenus. Je reste médusé. « Si elle voulait arrêter le parloir, me dit-il, elle pouvait le faire, mais elle ne nous a rien demandé, alors on a laissé faire ; je me suis contenté d’écrire un rapport d’incident à la hiérarchie. »

Je découvre pour la première fois la « logique parapluie » de la Pénitentiaire. Au moindre faux pas, au moindre incident, les têtes tombent, et les gardiens multiplient les rapports, davantage à titre préventif que dans un réel souci de faire évoluer les choses. Comme le dit un de mes futurs collègues : « Une bonne détention est une détention sans vagues. »

« En tant que surveillant, ajoute Charles, il faut faire encore plus attention aux parloirs qu’ailleurs, parce que c’est ici le seul contact avec l’extérieur. » Un jour, un jumeau s’est substitué à son frère ; quarante-huit heures plus tard, une fois son frère dans la nature, il a donné sa véritable identité. « Le surveillant a été dans la merde, parce que la hiérarchie savait qui était en poste ce jour-là. »

Charles s’étend ensuite sur les mille et une astuces des « bandits » pour introduire des objets illicites dans la prison : de l’argent, de l’alcool, de la drogue. On a même retrouvé trois téléphones portables dans l’anus d’un détenu. « C’est fou, ce qu’on peut mettre là-dedans ! Il y a même des femmes qui cachent des barrettes de shit dans leur chatte ! » Lui n’a été agressé qu’une fois en six ans. « C’est inévitable. Et, honnêtement, ça fait parfois du bien, quand ça pète. Ça fait redescendre la pression. Comme pour une Cocotte-Minute. »

La demi-heure réglementaire se termine et les surveillants se sont levés pour faire sortir les détenus. Familles et prisonniers s’embrassent, s’étreignent. Un surveillant commence à palper un jeune Noir devant le box où patiente encore sa famille. L’autre recule, le regard grave, et murmure : « Pas devant la famille, surveillant, s’il vous plaît ! » Les deux hommes font quelques pas de côté pour se soustraire aux regards des visiteurs.

Une mère n’en finit plus d’adresser des recommandations à son fils. Pour l’argent, il faut encore attendre : la paye du père n’est pas tombée.

Un Gitan édenté embrasse sa fille de cinq ans sur les deux joues.

Une fois de plus, je me sens mal à l’aise. J’observe tout ce petit monde en témoin impudique. J’ai envie de disparaître. En même temps, il suffit de vivre cet instant pour comprendre que rien n’est sans doute perdu, que la prison n’est en somme qu’un terrible malentendu. Mes idées et mes sentiments s’embrouillent.

La fouille intégrale suit, mais je n’y assiste pas. Je ne le souhaite pas. Pas encore. Je préfère attendre le tout dernier moment, quand j’y serai obligé.

Un peu plus tard, deux policiers en civil viennent interroger un détenu. Un des gardiens râle. Le « voyou » lui a dit qu’il ne voulait pas parler aux flics. Un autre propose de le faire venir en lui faisant croire que son avocat lui rend visite. Un troisième lève les yeux au ciel : « Fait chier, qu’est-ce que je fous ici ? »

Deux nouveaux policiers se présentent, accompagnés cette fois d’un gradé. Mes collègues se rembrunissent. Ils n’aiment pas voir les chefs traîner dans le coin. On me dit que les policiers viennent probablement placer un micro dans un parloir. Cela arrive tout le temps. Encore un tour de parloir, et la matinée se termine.

Je m’apprête à aller déjeuner, quand un vieux détenu revient à pas lents d’un entretien avec son avocat. Le seul surveillant encore présent est en train de téléphoner. D’un signe de tête, il me fait comprendre que je dois palper le prisonnier.

Mon cœur s’emballe. J’ai peur. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai peur. Peut-être parce que, pour la toute première fois, je suis réellement maton, je dois faire des gestes de maton. J’attrape une paire de gants en caoutchouc. Le vieux bonhomme lève les bras comme un automate, sans même un regard pour moi. Combien de fois s’est-il fait fouiller, depuis qu’il est ici ? Des centaines ? Une de plus ou de moins, que lui importe ! Alors que moi, c’est ma toute première fois. Je mime comme je peux les gestes que j’ai vu faire aux autres gardiens. Je lui palpe les bras, les aisselles, les flancs, les poches de pantalon. Je ne sais pas trop ce que je suis censé contrôler. Je sens seulement ses bras décharnés, ses os pointus. Mes mains passent sur ses épaules. Puis sur ses jambes : deux rameaux secs. J’ai l’impression de violer le peu de dignité qui lui reste. L’opération n’a duré que quelques secondes : une éternité. Le vieillard disparaît dans le couloir. Je jette à la poubelle les gants enduits d’une fine pellicule de crasse. Je me sens moche. J’ai l’impression d’être un salaud.