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« Il faut qu’ils nous emmerdent
 même le soir de Noël »

24 décembre. Quand je me lève en milieu de matinée, c’est le branle-bas de combat dans toute la maison. Ma mère est déjà aux fourneaux, mon père parti chercher des huîtres et du saumon. De la famille débarque ce soir pour le réveillon.

Les préparatifs se feront sans moi : je travaille encore à la maison d’arrêt cet après-midi. Mauvaise surprise : à mon arrivée à 13 heures, on m’a changé d’étage et envoyé au deuxième, celui des cas difficiles.

Sur la coursive, le surveillant que je remplace laisse échapper un long sifflement entre ses dents en me voyant débarquer. La matinée a été dure : tous les voyous veulent téléphoner, et comme d’habitude on manque de cabines. Il me passe les consignes : « Tu as quatre permissions de sortie en fin de journée, on te préviendra. Et puis tu verras : Mavic et Rouillot sont malades, ils se sont pris une grosse cuite cette nuit. »

Je m’étonne : l’alcool est interdit, comment ont-ils pu en faire entrer ? « Ils l’ont pas fait entrer, ils l’ont fabriqué ! Ils ont fait macérer des fruits et de la mie de pain dans du jus d’orange. C’est la levure du pain qui a servi de ferment ! »

Une autre technique pour obtenir de l’alcool consiste à en imbiber une serviette de toilette apportée par les familles. Une fois en cellule, les prisonniers l’essorent pour le boire.

Les deux détenus ont été convoqués dans le bureau du gradé ce matin. Ils y sont arrivés encore soûls, titubants, manquant plusieurs fois de tomber, mais le chef a été clément, il ne leur a pas « mis de rapport ». C’est Noël, après tout.

 

Je croise Sadat ; il a retrouvé le sourire depuis la dernière fois. Le moniteur de sport l’a pris avec lui pour animer les séances de musculation. « J’essaie d’organiser la chose. Il a adressé une demande au directeur pour créer un poste d’“auxi sport”, et je pourrai lui donner un coup de main. » On devise quelques instants ; il a obtenu une permission de sortie pour le lendemain. J’en suis heureux pour lui. « Par contre, ajoute-t-il, figurez-vous qu’on m’a condamné à un mois supplémentaire sans que j’en sois averti ! Tout ça parce que je ne me suis pas présenté à une visite médicale. Le problème, c’est que je n’ai jamais reçu la convocation ! »

 

16 heures. Les permissionnaires attendent sagement dans leur cellule. Ils se sont faits beaux, se sont récurés, peignés. Ils sentent bon le savon. Il n’y a que leurs chicots noirs qu’ils n’ont pas pu faire disparaître. Le premier sort de sa cellule en levant les bras au ciel en signe de victoire. On dirait qu’il vient de remporter le Tour de France. Les autres suivent. Tous me souhaitent un joyeux Noël.

Tout le monde est détendu, c’est la trêve des confiseurs. On plaisante. On se chambre, les détenus et moi. Ils me demandent ce que je mange ce soir, qui vient pour le réveillon, si je suis du coin ou si j’ai de la route à faire. Il y a comme un parfum de fête dans l’air.

Un nouveau venu a été placé à l’étage du dessous. Les prisonniers de l’Argonne ne parlent que de ça, ils le connaissent tous. Bouziane, qui vient du même quartier, me dit que c’est le petit frère d’un parrain de la drogue de la région, et que c’est la première fois qu’il met les pieds au « hepse », c’est-à-dire à la prison. « Il sait pas encore comment ça marche. Va falloir qu’on lui explique. »

Pour un « primaire » qui vient de passer quarante-huit heures en garde à vue, je trouve le nouveau, un grand gars flasque et bedonnant, plutôt souriant. Lors de son enregistrement au greffe, il a même plaisanté avec les policiers qui l’accompagnaient : « Fallait pas vous déranger pour moi. C’est la veille de Noël, fallait rester en famille et en profiter ; j’aurais pu venir tout seul, vous savez ! »

Ses copains de quartier essaient de lui faire passer un peu de nourriture et quelques canettes de soda. Le gardien du premier étage refuse tout net : il devra se contenter du repas.

Tous les détenus cherchent à savoir ce qu’il y a au menu de ce soir. On me sonde. Je l’ignore. On insiste. « Surveillant, allez, dites-le-nous ! » Bouziane, l’auxi, se sent investi d’une mission importante. Pour l’occasion, il ne parle plus de la « gamelle » mais du « repas de Noël », et ce avec une préciosité de grand chef. La distribution du repas a été chamboulée : il faudra faire deux passages, et commencer plus tôt. Exceptionnellement on commencera par les desserts, car tous les plats ne pourront pas tenir sur le chariot.

Des gâteaux au chocolat finement décorés arrivent à 17 heures dans le monte-charge rouillé. Je les compte pour éviter les vols et les « embrouilles ».

Je me souviens des paroles d’un détenu me montrant ses mains pleines des petites rations de beurre qu’il avait récupérées un jour : « En prison, tout devient de l’argent, surveillant. Même le beurre ! »

Je compte donc les desserts : 77 pour 75 détenus. Parfait. J’ouvre les portes des cellules, Bouziane annonce bien fort : « Dessert ! » Les détenus s’étonnent de l’entorse faite à l’immuable distribution. Bouziane savoure son petit effet, explique, avec des mots choisis, que c’est Noël, que le chariot est trop petit, qu’on repassera après. Enfin, il distribue les pâtisseries au chocolat avec des gestes précautionneux.

Le premier tour terminé, Roland, le deuxième auxi, arrive pour le reste du repas. Le menu est alléchant : du saumon, des toasts, des pommes dauphine et de la viande en croûte. Nous reprenons la tournée des cellules ; pour une fois, presque tous les détenus acceptent le dîner.

 

Passé quelques portes, je vois un des permissionnaires apparaître sur la coursive. Qu’est-ce qu’il peut bien faire là ? Il peste. Personne n’est encore venu le chercher et il se tourne les pouces depuis deux heures au greffe. La procédure est stricte : pas de sortie sans « prise en charge » extérieure. « C’est la putain de CIP qui n’a même pas été foutue de contacter ma famille ! C’était à elle de le faire, merde ! » Il lui reste un espoir : appeler ses proches. Comble de malchance, il n’a plus de crédit téléphonique, et pas d’argent à mettre sur son compte. Ni moi ni aucun autre gardien n’avons d’argent à lui prêter. Tant pis pour lui : il passera Noël en prison. Dépité, il refuse le repas d’un geste de la main : « Non, je mangerai rien ! Je suis trop écœuré ! »

 

On tambourine à la porte de la 221. D’ordinaire, les trois détenus qui l’occupent se tiennent tranquilles. J’ouvre. Duprès, un détenu maladif, pleurniche :

– Surveillant, je veux changer de cellule !

Derrière lui, un de ses codétenus se met à gueuler :

– Faut qu’il se casse ! Je le supporte plus ! Je vous jure : je le supporte plus ! Il me fait péter un câble !

Je soupire. La journée était trop belle, ça ne pouvait pas durer. L’angoisse des derniers jours remonte une fois de plus à la surface.

– Il me fait péter les plombs, poursuit le codétenu. Moi, je suis un calme. Lui, il est hyperactif, il bouge tout le temps, il arrête jamais, il se lève, se rassoit, se relève… Il peut pas tenir en place. Je te jure : si tu le fais pas sortir, il va y avoir de la casse !

L’autre, penaud :

– Je veux changer de cellule, chef.

J’appelle le gradé :

– Chef, j’en ai deux qui ne se supportent plus en cellule. Il y en a un qui menace de taper sur l’autre pendant la nuit…

Le chef soupire à son tour. Il est 18 h 15, l’heure de la fermeture des portes ; normalement, nous devrions être sur le départ ; normalement, nous devrions déjà penser à notre repas de ce soir.

– Dis-leur que je les recevrai demain matin à la première heure, mais ce soir je peux pas. Putain, il faut qu’ils nous emmerdent même le soir de Noël !

Retour à la 221. Le codétenu ne veut rien savoir.

– Je vais le taper, je vous jure. C’est vous qui prenez la responsabilité !

Je referme. Duprès me rappelle à travers la porte :

– Je suis prêt à descendre au mitard, je m’en fous ! Mettez-moi au mitard pour la nuit.

Je le ferais bien pour éviter qu’il se fasse dérouiller, mais la décision doit émaner du gradé. Il hurle :

– Bah, puisque c’est comme ça, je refuse de réintégrer !

J’étouffe un rire.

– Vous êtes déjà dans la cellule, ça va être dur de ne pas la réintégrer !

– Ah oui…

Je repars chercher le chef en insistant lourdement :

– Ils vont vraiment se taper dessus, chef ; il demande même à aller au mitard.

Le chef soupire à nouveau, exaspéré.

– Bon, je vais aller les voir. Ah, putain…

Il s’enferme dans la cellule quelques minutes avec eux, puis ressort.

– C’est bon, ils resteront la nuit ensemble, on s’est expliqués. Je verrai ça demain.

 

Ma famille m’attend pour passer à table. Le repas est délicieux : le foie gras succulent, le vin abondant. J’apprends à mon oncle et à ma tante ce que je fais réellement depuis un an : je suis maton. Après l’étonnement, les questions : à quoi ressemblent les détenus ? Qu’est-ce qu’ils ont fait ? Et les autres gardiens, pourquoi est-ce qu’ils ont choisi ce métier ?

Je réponds à chaque interrogation. Leur surprise me surprend ; avec le temps, le mystère des prisons m’est devenu familier. C’est devenu ma routine.