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« Il va falloir apprendre à jouer
 de la flûte »

Recroquevillé derrière la vitre de l’entrée, un gardien me regarde avancer dans sa direction, sac sur l’épaule, encore vêtu en civil d’un jean et d’une veste. Je lui montre ma carte d’identité : « Bonjour, je suis Arthur Frayer, je fais partie des nouveaux surveillants affectés à la prison. » Son visage se détend : « Bienvenue, collègue ! »

Un déclic et la porte d’entrée s’ouvre devant moi. Je passe sous le détecteur de métaux, puis file au vestiaire où je quitte mes vêtements pour l’uniforme. Encore une porte et me voici – enfin ! – dans le vif du sujet : la maison d’arrêt d’Orléans, où je suis supposé faire ma carrière dans la Pénitentiaire. Je me suis fixé pour objectif d’y rester trois mois. Après, je démissionnerai et écrirai mon histoire.

 

Dire que j’ai été en classe de seconde au lycée Pothier, en contrebas du boulevard qui longe la prison ! Je n’ai jamais cherché à en savoir davantage sur cette sinistre bâtisse du centre-ville, avec ses hauts murs de moellons, son toit de tuiles rouges et sa vaste verrière qui réverbérait le soleil en fin d’après-midi. Le long mur, je l’ai longé quelquefois à pied, toujours pressé, comme si quelqu’un m’épiait. Il suffisait de s’en approcher pour se sentir hors la loi.

Adolescent, j’ai erré avec mes copains dans le centre commercial tout proche pour acheter du soda, des gâteaux, lorgner les vêtements de marque dans les vitrines. Nous parlions rarement de la prison, la « zonzon », comme disaient certains pour feindre la familiarité avec un endroit qu’aucun ne connaissait. Les plus bravaches racontaient que des amis à eux, des « gars de l’Argonne », le « quartier dur » de la ville, y étaient passés.

Après Châteaudun, je suis retourné à l’Enap. Quelques jours avant la fin de la formation, on nous a remis notre classement de sortie de promotion ; étant 64e sur un peu plus de 400, j’ai pu obtenir sans difficulté mon affectation à la prison d’Orléans.

 

Quinze minutes après être entré dans le vestiaire, je me retrouve aux côtés de trois autres « nouveaux ». Uniformes impeccables, rasés de près, nous voici alignés, mains dans le dos, devant la large table d’une salle de réunion. Quelques codes de procédure pénale trônent sur une étagère à côté de trophées sportifs.

Pour la troisième fois en six mois, je me retrouve devant une petite délégation venue nous accueillir dans l’établissement. Je devrais m’y habituer, mais je ne me sens pas à l’aise, toujours inquiet d’être découvert.

Face à nous, l’adjoint du directeur, un lieutenant et des gradés nous dévisagent, solennels, en attendant que l’un d’eux se décide à parler.

Le directeur adjoint se tord les doigts sans s’en rendre compte. Le silence et les échanges de regards se prolongent. Je crois comprendre que c’est à lui de prendre la parole. Enfin, il s’adresse à nous d’une voix un peu traînante : « Bonjour et bienvenue à la maison d’arrêt d’Orléans. J’espère que tout va bien se passer pour vous. Pour ceux d’entre vous qui ne le savent pas, la prison date de 1896 et commence à se faire vieille. Sa capacité est de 105 places, mais bon, malheureusement, comme beaucoup d’établissements en France, on est en surpopulation. » Silence. « Aujourd’hui, nous abritons 249 détenus et nous avons pas mal de cellules avec trois personnes à l’intérieur… Mais, rassurez-vous, nous avons déjà été bien plus nombreux ! »

Si je ne me trompe, cela fait un taux de surpopulation de plus de 230 %, presque le double de Fleury-Mérogis.

Il poursuit du même ton détaché la litanie des problèmes recensés depuis son arrivée à Orléans, l’été dernier. Le nom des détenus n’est pas inscrit sur toutes les cellules, si bien qu’on ne sait jamais qui est censé se trouver à l’intérieur. Pour nous tester, il leur arrive de se faire enfermer dans une mauvaise cellule, nous avertit-il. « Il y a peu, on a trouvé un déodorant en spray dans une cellule… Jusqu’à preuve du contraire, les lance-flammes sont interdits en détention ! »

Son bras droit, le lieutenant qui se tient à côté de lui, prend le relais d’une voix feutrée de bibliothécaire. Ce qu’il nous annonce n’a rien de très rassurant : « Nous sommes en sous-effectif depuis pas mal de temps. L’été a été particulièrement dur pour vos collègues, qui se sont parfois retrouvés avec quarante heures supplémentaires par mois. Tout le monde vous attend avec impatience ici, et je ne vous cache pas que vous allez rapidement faire vous aussi des heures sup. Certains de vos collègues sont à bout, ils ont vraiment besoin de souffler. »

Mains toujours nouées dans le dos, visages anxieux, nous ne disons rien.

J’avais trouvé Fleury éprouvant. Orléans m’a tout l’air d’être encore pire.

Derrière le lieutenant, certains cadres hochent la tête sans piper mot. Sur un signe du directeur adjoint, ils se présentent à leur tour : le comptable, le responsable informatique, le responsable de l’équipe de foot. « On n’a pas gagné beaucoup de matchs l’année dernière… En fait, on n’en a gagné aucun, mais l’ambiance est très sympa et ça permet surtout de se détendre après le boulot. Si vous voulez venir, n’hésitez pas ! » On nous distribue des duvets pour les rondes de nuit : il faudra dormir en prison. On me glisse ensuite dans les mains un formulaire à remplir, des fascicules touristiques sur Orléans, la liste des restaurants, des bars, des quelques musées, et plusieurs feuilles de renseignements sur la maison d’arrêt. Je remarque une liste des « zones à éviter » pour notre hébergement : en fait, les « cités » de l’agglomération, l’Argonne, Saint-Jean-de-la-Ruelle et Orléans-La Source, là où j’ai fait ma première et ma terminale.

 

Midi. Je repasse par le vestiaire troquer mon uniforme pour mon jean et mes baskets, et me voilà parti, avec les trois autres « nouveaux », manger un morceau dans le centre commercial tout proche.

Je suis le seul à être du coin, les autres ont atterri à Orléans par hasard. Benoît arrache une énorme bouchée à son sandwich et, la bouche pleine, me postillonne un début d’explication. Je comprends qu’il vient du Nord, qu’il ne savait pas trop où s’orienter, et qu’il avait un seul souhait : ne pas aller dans une prison parisienne. « Moi aussi je voulais éviter Fleury-Mérogis. J’y ai fait mon stage d’été, et j’en ai trop chié », renchérit Daniel en jouant avec sa chevalière. Benoît et lui se sont décidés ce matin, en dix minutes, à prendre une colocation ensemble. Alex, le troisième larron, la petite trentaine, est père de famille, avec des soucis de père de famille : femme et enfant restés en Bretagne, travail à Orléans, il va devoir faire un grand écart de six cents kilomètres. Il pense s’acheter un camping-car qu’il installera sur un parking du centre-ville. « Je n’ai pas 300 euros par mois à mettre dans une chambre. J’ai déjà une maison à payer », explique-t-il.

 

Le temps passe. C’est déjà l’heure de retourner à la prison. À la sortie du vestiaire, on retrouve trois autres jeunes surveillants qui n’ont pas compris que la convocation était pour ce matin. On les chambre un peu : « Ça promet, si vous oubliez de venir travailler ! »

Nous patientons au-dehors dans l’air frais. Les mains enfouies dans mes poches, je me balance d’un pied sur l’autre pour me réchauffer quand le professeur de sport vient se poster à cinq centimètres de mon nez.

– Salut, enchanté ! Je suis le prof de sport et, en même temps, le délégué syndical de l’Ufap [Union fédérale autonome pénitentiaire]. Je ne sais pas si vous avez déjà entendu parler de moi ici ?

– …

– Si ce n’est pas le cas, ça ne devrait pas tarder.

Il n’a pas le temps d’en dire davantage. Deux hommes en civil, au ventre rebondi, me tendent la main à leur tour.

– Bonjour, collègue !

– Euh… bonjour !

– Nous, nous sommes les « remplaçants », des sortes de jokers, m’explique celui qui doit être le plus âgé. Nous donnons des coups de main dans toutes les taules du coin où il manque du monde.

D’après eux, Orléans n’est pas terrible, mais Blois et Troyes sont encore pires. Le syndicaliste lève les yeux au ciel.

– Tout ce que je peux vous dire, c’est de vous syndiquer. Dans la Pénitentiaire, c’est une assurance. Peu importe le syndicat, allez voir en face si vous voulez, je m’en fous, mais faites-le !

Un des ventres rebondis :

– Moi, j’ai fait vingt ans dans le privé, et il n’a jamais été question de me syndiquer. Je n’aimais pas ce genre de truc. La politique et tout, ça ne m’intéressait pas. Par contre, ici, c’est vraiment important : ça vous protège !

 

En fin d’après-midi, Dambert, un premier surveillant coiffé à la Jeanne d’Arc, au regard dur, nous emmène visiter la « détention ». On le suit en file indienne. Il franchit les portes, nous franchissons les portes. Il attend à une grille, nous attendons à une grille. Il nous prodigue ses premiers conseils : « Il va falloir “jouer de la flûte” avec les détenus, les embobiner pour leur montrer que c’est vous les chefs, parce que, c’est sûr, ils vont vous tester. Dites-leur que vous êtes passés par Fleury-Mérogis, Bois-d’Arcy, Nanterre… Il faut les impressionner, comme eux vont le faire en vous parlant de leurs histoires de trafic et de grosses BMW ! »

Nous parcourons encore quelques mètres à l’extérieur quand apparaît devant nous le bâtiment « historique » de la prison, avec ses hauts murs couleur de terre, ses fenêtres grillagées, ses tuiles rouges délavées par la pluie. J’ai beau être rodé, la vue des bâtiments de détention me glace toujours. « Avant, nous explique notre guide, Orléans était surnommé le “petit Fresnes” parce que la disposition des lieux et l’organisation étaient les mêmes que là-bas. »

Nous entrons. Immédiatement à notre droite, le « rond-point », le centre névralgique, comme dans les autres taules, à partir duquel les portes s’ouvrent à distance et où sont stockées les clés. À gauche, deux grilles rouillées derrière lesquelles se laissent deviner les étages et quelques détenus en mouvement. On entend des cris étouffés, des coups donnés contre une porte. Tout résonne. Tout pue, surtout. La même odeur que dans toutes les autres prisons. Sueur, tabac froid, ennui.

Quelques surveillants passent en nous saluant. L’un d’eux, la voix rocailleuse, plaisante :

– Bienvenue dans le bordel organisé ! Vous allez voir…

– Ne leur fais pas tout de suite peur, rigole Dambert-Jeanne d’Arc.

Nous franchissons les deux grilles après avoir entendu encore une fois le son sec du pêne qui se retire. L’intérieur a des airs de cathédrale sinistre et délabrée. J’en reste bouche bée, les autres aussi. Nous embrassons des yeux notre nouveau lieu de travail. Poisseux et brun, le sol fait un bruit de succion à chacun de nos pas. Orléans est une prison à l’ancienne avec des coursives « ouvertes » courant le long des murs de chaque étage, protégées par une petite rambarde en fer forgé. Au milieu : du vide, rien que du vide, ce qui permet de se voir et de se parler d’un étage à l’autre. Un filet de protection, grosse toile d’araignée, a été tendu pour éviter que les détenus ne sautent ou ne s’y fassent pousser.

Nous croisons un détenu qui boitille. Nous ne répondons même pas à son « bonjour ». Tous, nous avons les yeux levés vers les étages, le plafond percé de puits de lumière, le filet de protection. Pas le temps de s’attarder : Jeanne d’Arc nous fait signe de continuer.

« La prison forme un Y, vue du ciel. Ce que l’on appelle la “grande détention”, c’est la tige du Y. La petite barre de droite, c’est la “petite détention”. Dans ces deux parties, il n’y a que des hommes. La petite barre de gauche, c’est le quartier des femmes, là où, messieurs, vous n’irez jamais travailler ! Cette partie de la prison est séparée par un sas et deux portes verrouillées, de sorte que les détenus et surveillants hommes ne croisent jamais les détenues femmes. C’est strictement interdit. »

J’essaie de me rappeler toutes les informations qu’il vient de nous livrer, mais tout s’embrouille, je perds le fil. « Il y a aussi une répartition par étage. Ici, au rez-de-chaussée, il n’y a que quelques détenus : les “corvées extérieures” qui nettoient les abords de la prison, les “auxis cantine”, quelques suicidaires et les “bizarres”, qu’on garde à l’œil. Ici nous avons aussi les mineurs. Normalement, interdiction formelle qu’ils croisent les majeurs : il y va de leur protection et tout ça… Mais bon, ça, vous verrez vite que c’est la théorie. Au premier étage, ce sont les prévenus, ceux qui attendent leur jugement, et au second les condamnés. Pareil : en théorie, ils ne doivent pas se croiser. En théorie… »

Parmi les « bizarres », il y a un garçon de vingt ans qui urine toutes les nuits dans son lit et passe sa journée à sucer son pouce. Personne ne veut être en cellule avec lui : il mange tout ce qui passe à portée de sa main, y compris le repas de ses codétenus. On apprendra à le connaître, il vient juste de revenir après un énième passage à l’hôpital.

Nous traversons la grande détention sous l’œil curieux d’autres détenus qui nous dévisagent. L’un d’eux interroge : « C’est la relève, chef ? »

La visite continue au pas de course jusqu’à l’extrémité de la petite détention, là où se trouvent le quartier disciplinaire (QD) et le quartier d’isolement (QI). Une vilaine odeur d’urine filtre d’une des cellules ; Jeanne d’Arc n’y prête pas attention.

Deux détenus sont actuellement à l’isolement. Le premier a tué son frère au couteau après une soirée trop arrosée. Le second est là pour être protégé des autres, qui cherchent à lui faire la peau. Un article de La République du Centre résumant son procès pour pédophilie a circulé dans la prison.

Pour la seule et unique fois, on nous fait passer dans le quartier des femmes, « pour voir ». Aucune détenue sur les coursives, aucun bruit, aucun cri. Pas même l’odeur de moisi : un autre monde. Une surveillante nous fait visiter : « Ici, en général, il n’y a pas plus d’une vingtaine de femmes. Contrairement au quartier des hommes, c’est très calme, les femmes n’ont pas du tout le même comportement en détention. Elles sont moins violentes… mais beaucoup plus hypocrites. Disons que les hommes sont moins fins. » Véronique Courjault, la mère infanticide des « bébés congelés », est emprisonnée derrière l’une de ces portes.

Daniel lorgne à l’intérieur d’une cellule. Il est tout de suite rappelé à l’ordre par la surveillante. « Non, non ! Il ne faut surtout pas faire ça ! Pas toi, en tout cas. Imagine qu’elle soit nue dans sa cellule ! »

 

Dans le jour finissant, je regagne ma voiture garée au milieu des flaques. Je traverse la ville, l’esprit vide. Les éclairages publics dessinent des gouttes de lumière sur le ciel gris, les lycéens s’agglutinent sur le trottoir en bas du boulevard, quelques bus bouchonnent à l’entrée de la gare routière. Tout mon corps est encore contracté, un vague mal de crâne me chauffe les tempes ; j’ai besoin de manger, de dormir, de me laver afin de me débarrasser de toute cette odeur.

Je me réinstalle chez mes parents pour la seconde fois cette année. Je retrouve la chambre que j’ai occupée quelques mois plus tôt. Rien n’a changé : les draps à l’odeur de lessive et l’étagère libérée sont toujours là. Je m’angoisse à l’idée d’être jeté dans le grand bain. Châteaudun, avec ses 35 détenus par coursive, était une promenade de santé à côté de ce qui m’attend. J’en aurai à présent plus de 90. Tout ce que l’on m’a dit aujourd’hui tourbillonne et se mélange dans ma tête : la grande détention, le mitard, le QI, le rond-point… Je n’arriverai jamais à tout retenir.

Comme après chacune de mes premières journées, je m’affale sur mon lit et m’endors aussitôt. Dès demain matin, je vais commencer à travailler en doublure.