« L’Enap, c’est le monde
des Bisounours »
Les cours se succèdent, toujours plus ou moins les mêmes. Psychopathologie pour apprendre à déceler les troubles mentaux ; gestion des conflits et communication pour savoir calmer un prisonnier qui s’énerve. Du droit pénal, aussi : on nous explique le système judiciaire français et le déroulement d’un procès. Certains s’emmêlent les pinceaux et ne comprennent pas toujours. « Entre le siège et le parquet, il y a quelle différence ? », « C’est quoi, déjà, le délai maximum pour faire appel ? », « Et le nombre de jurés en procès d’assises ? » Christophe, qui a fait du droit, fournit quelques explications. Un autre s’énerve : « Arrête de ramener ta science ! »
Nous suivons également un cours d’histoire pénitentiaire. On apprend qu’au début du xxe siècle l’Administration pénitentiaire se trouvait encore dans le giron du ministère de l’Intérieur. Et qu’avant l’abolition de la peine de mort les matons étaient chargés de ramasser le corps des guillotinés. Un professeur a vu son père, surveillant lui aussi, revenir du boulot avec du sang de condamné sur son uniforme.
On nous explique qu’il faut garder ses distances avec les prisonniers pour éviter tout soupçon de corruption. Il faut les vouvoyer, « c’est dans le Code de procédure pénale », et ne rien accepter d’eux, même un café, « parce que après ils l’utilisent contre nous comme moyen de chantage ». Il ne faut pas se lier d’amitié, sans toutefois « se transformer en monstres glacés, insensibles et hermétiques à leurs demandes ». En somme, il faut être humain, mais pas trop. Un sacré casse-tête.
Les professeurs nous ressassent tous les jours le double rôle de la prison : sécurité et réinsertion. En précisant bien, chaque fois, que la prison n’est pas un monde d’absence de lois, mais un monde de droit. Le discours est humaniste et généreux, bien loin de ce que j’ai vu à Fleury-Mérogis.
Nous avons un cours spécialement consacré aux droits de l’homme. C’est le directeur du département de droit, un homme brillant et lucide, qui s’en occupe. Un jour, nous raconte-t-il, la direction centrale l’appelle. Elle a besoin de toute urgence de nouveaux surveillants, car elle manque d’effectifs dans les prisons. La formation sera donc raccourcie de quelques semaines. « En clair, on me disait que mon cours sur les droits de l’homme allait être supprimé. Moins essentiel, pour l’administration, que le tir ou la self-defence ! » Pourtant, quelque temps plus tard, on le contacte à nouveau : TF1 vient tourner un reportage dans l’école et, comme par miracle, son cours est rétabli. « C’est même ce cours que TF1 a filmé, parce qu’il donnait une image positive de la Pénitentiaire ! »
À la sortie du cours, même si nous n’avons effectué que quinze jours de stage, nous sommes déjà tous plus ou moins d’accord : le vrai problème, c’est que les moyens ne suivent pas, et qu’en prison on fait face au quotidien avec des bouts de ficelle et des heures supplémentaires. Quant au couple sécurité/réinsertion, personne n’y croit vraiment. Sur le terrain, la seconde n’existe pas. « L’Enap, c’est le monde des Bisounours ! » conclut un garçon de ma classe.
À l’école de journalisme, on nous laissait disparaître des journées entières dans la ville pour effectuer des reportages. Personne ne se souciait de nous jusqu’au soir. Ici l’Administration scrute nos moindres faits et gestes. Nous devons nous rendre aux cours en uniforme, avec obligation de respecter les tenues d’été (polo manches courtes) et d’hiver (manches longues), sous peine de sanction. Et c’est très sérieux : il faut attendre qu’une note de service tombe de l’Administration centrale pour pouvoir troquer les manches longues contre les courtes.
Les garçons doivent être rasés de près, les filles ont ordre d’attacher leurs cheveux. Interdiction formelle de transgresser la règle : des « formateurs » sont là pour nous surveiller. Durant les cours en amphithéâtre, ils circulent dans les rangs pour garantir le silence et font de temps à autre des « contrôles de présence » pour vérifier que nous sommes bien tous là. L’un d’entre nous s’est même fait engueuler parce qu’il avait été surpris avec une grille de Sudoku et le dernier numéro d’Entrevue !