8

« Il y aura du sang partout,
 mais ils en auront rien à foutre ! »

8 heures du matin. Je pénètre dans l’office du premier étage. La prison est encore assoupie. La fenêtre entrouverte laisse entrer une brise légère. Des pigeons juchés sur la guérite d’en face roucoulent au milieu des immondices jetées dehors. Il y a quelques jours, Michèle Alliot-Marie, ministre de la Justice, venue visiter la prison d’Orléans, a promis, pour enrayer la vague de suicides, des pyjamas en papier et des draps qui ne pourront pas brûler. Les collègues ont haussé les épaules : « Ce genre de plan, c’est un truc de politique pour calmer les médias. Ça ne changera rien. Comme d’habitude ! »

Assis dans le contre-jour de la lucarne, Saker, le trafiquant de drogue qui a fait nettoyer l’office en un clin d’œil voilà quelques semaines, boit son premier café de la journée, les traits encore gonflés de sommeil, une cigarette déjà allumée entre les doigts. Il lui reste une semaine à tirer. Une petite semaine, et il sera dehors… pour quelque temps du moins, car une seconde affaire lui pend au nez et pourrait bien le faire renvoyer aussitôt derrière les barreaux.

Il est seul dans l’office désert avec un autre détenu, trafiquant lui aussi. Un original : alors que tous les autres fixent au mur des photos de Mesrine et de Tony Montana, lui a punaisé un poster de Bambi au-dessus de son lit !

Saker me demande si je sens « la pression qui monte ». Je lui fais répéter la question, pas certain d’avoir bien saisi. Quelle pression ?

« La pression qui monte entre détenus et surveillants. Un peu plus chaque jour, jusqu’à ce que ça explose, vous allez voir ! » Lui, si calme au moment du ménage de l’office, me paraît surexcité ce matin. « Celui-là, par exemple, me dit-il en me montrant l’autre détenu, la semaine dernière un gardien l’a mis en parloir Hygiaphone sans raison, simplement parce qu’il ne l’aime pas. Sa famille avait fait quatre cents kilomètres pour venir le voir, et on le met derrière une vitre ! Il y a de quoi devenir dingue. »

Le second détenu écoute narrer sa mésaventure sans mot dire, préférant laisser parler Saker, celui qui cause bien. « Le pire, ajoute ce dernier, c’est que personne ne s’est excusé ! On lui a juste dit après coup que c’était une erreur, et que ça ne se reproduirait pas la semaine suivante. »

Saker me désigne à présent la cellule mitoyenne à notre gauche, occupée par un détenu qui a pris dix ans pour transport de cocaïne. « L’autre jour, sa femme est venue le voir, et un surveillant les a surpris en train de faire la “chose”. Au lieu de cogner à la vitre pour qu’ils arrêtent, ce que tout le monde aurait pu comprendre, le gardien a préféré lui coller un rapport et un parloir Hygiaphone. Le gars a pris dix ans : vous croyez qu’il va se contenter de s’asseoir pendant dix ans au parloir et de toucher le bout des doigts de sa femme ? Ils sont mariés ! C’est normal de vouloir faire l’amour avec sa femme, non ? »

Il tire une longue bouffée de sa cigarette, renverse la tête en arrière, expire la fumée. Les volutes s’étirent dans un rai de lumière. Je le dévisage longuement, sans savoir quoi dire. Ce qu’il me raconte me désespère aussi. Peut-être en rajoute-t-il pour impressionner le stagiaire que je suis ? Je n’en sais fichtrement rien. Depuis que je suis en prison, je me méfie de tout.

La Pénitentiaire construit maintenant des UVF, unités de visite familiale, de petits studios dans lesquels les détenus peuvent recevoir leur famille en toute intimité durant quelques jours. Saker me dit qu’il a demandé au chef s’il y en aurait un jour ici. On lui a répondu que ça coûterait aussi cher que de construire un bâtiment entier. Il s’emporte : « En quoi ça me concerne ? C’est pas moi qui ai les sous, alors que de l’argent pour rajouter des grillages, des murs et des barbelés, ils en ont toujours ! »

Toujours aussi remonté, il disparaît dans l’escalier pour se rendre à son parloir hebdomadaire. J’ai à peine le temps de poursuivre la discussion avec le second détenu qu’il revient, le visage fermé : il vient d’avoir un « parloir fantôme », un « fantômas », un parloir auquel la famille ne s’est pas présentée, créant une situation qui risque parfois de dégénérer. Un de mes professeurs à l’Enap avait été victime de son unique agression en vingt ans de carrière de la part d’un détenu énervé parce qu’il n’avait pas pu voir sa famille. Simple surveillant à l’époque, le professeur lui avait demandé poliment de se dépêcher. Le prisonnier avait « pété une pile » et s’était rué sur lui en lui agrippant le cou. Les deux hommes s’étaient retrouvés au sol, détenu dessus, surveillant dessous. Le taulard avait resserré son étreinte. Le maton avait suffoqué jusqu’à ce que d’autres gardiens interviennent. « Ç’a été les dix secondes les plus longues de ma vie. » Le contrecoup psychologique avait été très dur. Pendant des mois le surveillant se crispait chaque fois que le ton venait à monter au cours d’un échange avec un détenu. Il n’en avait jamais parlé à ses collègues. « Il ne fallait pas être faible, et surtout ne pas montrer ses failles. »

 

Saker se rassoit dos à la fenêtre et allume une nouvelle cigarette.

– Et vous êtes pas là le soir, une fois les surveillants partis… Si vous entendiez ce qui se dit ! Ça va finir par péter. La haine monte. Les mecs en ont marre. Ça monte, ça monte… Il y a trois jours, on nous a fait attendre vingt minutes sur la coursive avant de nous envoyer en promenade, et bien sûr ç’a pas été décompté. On a perdu vingt minutes, et quand on s’est plaints on nous a envoyés chier. Pareil l’autre jour : on nous a fait attendre vingt minutes dans la cour sous le cagnard. Et toujours pas d’explications. On demande pas des putains d’avantages ! On peut plus aller pisser en promenade. Des surveillants se sont aussi amusés à couper les câbles de la chaîne télé interne de la Pénitentiaire, parce qu’on leur avait dit qu’elle passait des films et qu’ils ne trouvaient pas ça normal ! Les plaques de cuisson, c’est pareil. Vous êtes passés pour noter ce qui n’allait pas : très bien. C’était il y a dix jours, et on a toujours rien changé. Je sais bien que c’est pas de votre faute à vous, surveillant, mais faut comprendre, après, que certains s’énervent.

– Comme Ouled ?

– Lui, c’est une boule de muscles, il a trop d’énergie, faut qu’il se dépense. Parfois, il se lacère le bras avec son rasoir pour se calmer, ou il tape dans les murs. Sinon, il devient fou.

Saker s’emballe. Son discours, sensé jusque-là, se détraque. Il cherche à m’impressionner.

– Les mecs, un jour, ils vont craquer et se jeter sur les barbelés de la cour pour escalader le grillage ! Il y aura du sang partout, mais ils en auront rien à foutre, parce que y aura rien à perdre ! Et ils s’enfermeront dans une aile avec des surveillants en otage, et puis ils les « ouvriront », parce qu’il y a que comme ça qu’on nous écoute. Et le pire, c’est que ce sera les bons surveillants qui se feront baiser et qui paieront pour les mauvais ! On parlera vingt-quatre heures de nous aux infos, et puis on nous oubliera. Un jour, faudra pas s’étonner s’il y a deux ou trois voitures immatriculées dans le 93 et le 94 qui se ramènent…

Il se lève, mime une scène de film :

– Ce sera comme dans Les Princes de la ville : « Vous aimez les noix de coco ? Eh bien, en voilà deux ! » Et boum, deux grenades dans la gueule des surveillants qui sortiront ! Ceux dans les voitures tireront dans le tas, sur les gentils et les mauvais, sans distinction !

Il n’en a pas fini. Pour lui, les surveillants sont des « guignols », des « gars de la campagne », alors que les taulards sont des « durs », des « mecs de la banlieue » ; des gars qui se battent toute l’année contre la police avec des flingues et des fusils ; des gars qui côtoient la mort et que les matons, avec leurs petits sifflets, font bien rire.

Il dit tout cela en me fixant de ses petits yeux enfiévrés. Je m’absente quelques instants pour boire et grignoter un morceau. Pour couper court à sa folie, aussi. Le gâteau s’émiette dans ma bouche ; il a le goût de sucre, de beurre et de sel. J’en oublie les avertissements de Saker. Les nuages glissent dans le ciel et dessinent de grosses taches sombres sur les champs de blé moissonnés. Toujours cette étrange sensation : dedans, dehors…

Je reviens. Entre-temps, Saker semble s’être calmé. Il reprend sur un ton posé : pour lui, le problème de la Pénitentiaire, c’est le recrutement. La police ne recrute pas n’importe qui. Ça devrait être la même chose dans les prisons. Qu’ils aient besoin de monde, il le comprend bien. Mais qu’ils embauchent n’importe qui, c’est une autre histoire.

Les pires, c’étaient les anciens, les vieux surveillants avec deux ou trois barrettes (le nombre de barrettes définissant le grade des surveillants). Eux n’en avaient plus rien à foutre et passaient leur journée à jouer aux cartes, les pieds sur le bureau.

– Ça, c’est pas normal. Ils sont pas payés pour ça !

La scène tient de la farce. Me voilà, moi, journaliste habillé en maton, en train d’écouter un détenu disserter sur la politique de recrutement de la Pénitentiaire…

Saker marque une nouvelle pause.

– Surveillant, je vais vous dire, il y a deux prisons : la prison réelle, celle qui existe parce qu’on a fait des conneries ; on a été condamné et on paye pour ça, c’est normal ; et il y en a une deuxième : la prison dans la prison. Tous les petits trucs quotidiens qu’on nous fait subir pour rien : les parloirs Hygiaphone sans raison, les retards de promenade sans motif, et les surveillants qui sont jamais là, les délais sans fin, les plaques électriques cassées qui sont jamais réparées…

Sa folie a définitivement disparu. Je retrouve dans ses paroles ce que j’observe depuis des semaines. La « deuxième prison » : tout le problème est concentré dans cette formule. La lassitude et la démotivation des gardiens, les petits riens qui s’accumulent, les brimades infimes, le mépris ambiant, l’absence de soutien de la hiérarchie… Ces petits griefs isolés, sans lien entre eux, mais qui, tous ensemble, forment un système complexe et finissent par transformer la prison en poudrière. Je lui suggère d’écrire tout cela à des organismes comme l’OIP (Observatoire international des prisons), ou au contrôleur général des prisons, ou aux associations extérieures…

Saker répète :

– Ça sert à rien. Ça sert à rien.

Puis il reprend son discours :

– Vous avez vu ce qu’Alliot-Marie veut faire ? Des pyjamas en papier et des matelas qui brûlent pas ! Laissez-moi rigoler ! Les gars qui veulent mourir, ils trouveront toujours une solution. Vous voulez savoir ce qu’ils vont faire ? Ils se poseront sur leur lit, ils se feront deux entailles, une de chaque côté de la gorge, juste sous les oreilles, et ils se videront en quinze minutes en regardant la télé. Non, ça changera rien du tout ! Vous savez, surveillant, il me reste une semaine, je sors jeudi prochain. Eh bien, chaque soir, je regarde mon cordon de peignoir en y pensant ! Chaque soir, j’y pense… Jamais j’aurais cru que j’en arriverais là !