« Seul dans sa cellule,
mais deux dans sa tête »
Je retrouve Erika au premier étage. Toujours aussi radieuse, pétillante. « Tiens, ça va, tu t’en sors ? » me demande-t-elle en finissant de remplir le cahier de présence de l’étage. Elle me tend les clés et le Motorola tout en me transmettant les consignes : « Les douches de ce matin se sont bien passées. Normalement, tu es tranquille. Simplement, passe voir Tani. Il ne va jamais aux douches et l’odeur dans sa cellule est insupportable. Je te jure que ça pue : une vraie infection ! Cela dit, je suis sûre qu’il ne m’a même pas entendue quand je l’ai appelé pour la douche ; il devait encore être shooté aux cachetons. »
Pour la première fois, on m’a affecté au premier étage, celui des prévenus en attente de jugement. Je fais le tour des cellules, les portes s’ouvrent et se referment rapidement. Il est 13 heures et la plupart des détenus somnolent sur leur lit devant la télévision ; certains fument à leur fenêtre. Les cellules de neuf mètres carrés sont les mêmes qu’à l’étage du dessus, grises et sales, trois lits superposés d’un côté, les toilettes et une table de l’autre. Des étagères remplies de pâtes et de conserves sont fixées au mur. Au milieu de tout ça, trois détenus qui essaient de cohabiter sans s’énerver, dans l’odeur de merde et de vêtements sales.
J’ouvre la cellule des deux auxis de l’étage, deux anciens. Fayçal, vingt-huit ans, grand et velu, la peau très sombre, veut me rassurer avant même que j’aie proféré le moindre mot : « Vous allez voir, surveillant, me dit-il d’une voix douce, à cet étage c’est tranquille. Les gens ne créent pas de problèmes. Si vous êtes tranquille, ils ne vous embêteront pas. Il n’y aura pas de soucis. » Je me méfie : le dernier à m’avoir dit cela était l’auxi du deuxième étage, et je sais comment ça s’est terminé…
Le deuxième auxi, Meyer, un Gitan scarifié de partout, me gratifie d’un magnifique sourire jaunâtre. Il me parle comme si on se connaissait depuis toujours. « Bonjour, surveillant. Tu vas bien ? » Les Gitans tutoient tout le monde, même les matons. J’en suis plutôt amusé.
Fayçal joue les formateurs en allumant discrètement une Marlboro sur le pas de sa porte : « Je ne sais pas si on vous l’a dit, mais à cet étage il y a beaucoup de travailleurs : les gars des cuisines, ceux du “service général”, ceux qui bossent dans leur cellule, et puis ceux qui travaillent aux ateliers. D’ailleurs, ça va être l’heure d’envoyer les cuistots, surveillant. »
Les six préposés descendent aux cuisines. L’un d’eux était chef dans un restaurant ; un autre, pâtissier. Fayçal les dévisage, méprisant : « C’est tous des pointeurs, on les a mis aux cuisines pour qu’ils ne soient pas avec nous, sinon ils vont se faire défoncer. » La remarque ne m’étonne plus.
L’après-midi se passe sans trop de problèmes. Je me suis endurci. Je ne cours plus aux appels des détenus, je fais passer quelques objets (du tabac et du café surtout) en précisant bien que je le ferai une fois, mais pas deux. Trois prisonniers demandent de l’eau chaude pour leur Ricoré à la cellule d’à côté. Dans celle-ci, Gazin, un gros bonhomme, bougonne quand je lui passe le message : « Vous leur direz que c’est la dernière fois, ils n’ont qu’à cantiner une bouilloire ! Bon, repassez dans cinq minutes, le temps que l’eau chauffe. » Pour égayer un peu la pièce, Gazin, soupçonné de meurtre, a dessiné sur les murs un Achille Talon et un Titeuf… fumant un énorme joint ! « Ça donne de la gueule à la cellule ! » Comme il a traité le moniteur de « suceur de bites », il n’a plus le droit d’aller au sport.
Un peu plus loin, un garçon agressif veut du sucre. Il est en prison pour avoir séquestré un couple de petits vieux. Pas de chance pour lui : l’homme était un ancien commissaire de police ! Je lui dis qu’il va devoir se montrer moins menaçant s’il veut son sucre. De toute façon, j’ai d’autres choses plus urgentes à faire. Il attendra.
Je retrouve Bozoul, le fan de Claude François, torse nu, les lettres A M O U R tatouées sur ses doigts, comme Robert Mitchum dans La Nuit du chasseur.
– Surveillant, vous pourriez essayer de chiner un peu de sucre ?
– Je vais voir si je peux vous trouver ça.
Je repasse chercher l’eau chaude. À quelques cellules de là, Duparc ruisselle de sueur : il boxe dans le vide tout en écoutant un album de Renaud. Il était boxeur et devait même devenir professionnel. Une histoire de vol a mis fin à ses rêves.
Il est l’heure d’envoyer les « travailleurs » à l’atelier. Ils se tiennent tous prêts derrière leur porte. J’ouvre, les palpe rapidement, puis ils disparaissent dans l’escalier poussiéreux. Ils sont une dizaine au plus, des prisonniers de longue date (deux au moins sont là pour meurtre). Ils conditionnent des produits de maquillage et des verres pour une entreprise implantée dans la région.
Le travail est irrégulier, varie au gré des commandes ; parfois ils doivent rester en cellule faute d’activité. Ils sont payés une misère : une vingtaine d’euros chaque jour au maximum, selon leur cadence au travail. Les meilleurs gagnent entre 300 et 400 euros par mois : trois à quatre fois moins que le SMIC. Ce qui permet toutefois d’améliorer l’ordinaire de la prison. Rappelons qu’il faut 250 euros en moyenne par mois pour y vivre « correctement ».
Les indemnités en cas d’accident n’existent pas. Tout cela est parfaitement légal, comme l’indique une petite phrase de l’article 717.3 du Code de procédure pénale : « Les relations de travail des personnes incarcérées ne font pas l’objet d’un contrat de travail. » Hors du droit du travail, tout est permis.
L’Administration a un argument infaillible pour le justifier : se rapprocher des conditions de travail extérieures serait perdre en compétitivité, et ferait donc fuir les entreprises. Mieux vaut que les détenus soient sous-payés plutôt que pas payés du tout.
Malgré cela, les travailleurs sont considérés comme « chanceux » parce qu’ils quittent pour quelques heures leur cellule, alors que la répétition à l’identique des journées est ce qui ronge le plus les prisonniers.
Je traverse la coursive en sens inverse. Tout est brun et sale. Aux murs la peinture s’écaille, les conduites d’eau sont rouillées, les câbles électriques sortent de leur gaine. Tout me dégoûte. Je me lave les mains pour la cinquième fois de la journée, puis passe voir les « enveloppes » : les prisonniers travaillant en cellule. Toute la journée, sans horaires fixes, ils plient de grandes feuilles de papier kraft pour en faire des enveloppes qui seront vendues dans le commerce. Le travail est ingrat, monotone, payé quelques centimes pièce. Rarement plus d’une dizaine d’euros par jour. L’odeur de colle est insupportable. Le papier entaille les mains. Les minuscules cellules sont encombrées par des piles de cartons et les chutes de papier. Le plus souvent, deux prisonniers « seulement » occupent la pièce. « Quand les cellules sont pleines, m’explique Fayçal, on les vide avant d’apporter de nouveaux cartons à plier. Et c’est comme ça tout le temps. » Là encore, les conditions de travail dépassent l’imagination. Malgré tout, beaucoup postulent pour travailler aux « enveloppes ».
Fayçal s’attarde sur la coursive. Il est en prison depuis maintenant un an et fait figure d’ancien, du haut de ses vingt-huit ans. Avant, il travaillait dans le bâtiment et effectuait des petits boulots. Il a pris six ans pour trafic d’héroïne et de cocaïne : « Il y en avait pour plus d’un million d’euros ! » Il en est presque fier. Il a pris la peine maximale parce qu’il a tout nié en bloc lors de son procès, malgré les écoutes téléphoniques et les témoignages à charge. La drogue venait par avion ou par bateau de Colombie, une partie transitait par les Pays-Bas : une vraie PME. Son affaire avait fait beaucoup de bruit dans la région, on en avait même parlé dans La République du Centre !
Il repasse en appel l’année prochaine, et, il en est certain, il « prendra moins ». Il fera alors une demande de transfert au centre de détention de Châteaudun. Là-bas, au moins, il ne sera pas toute la journée en cellule. « Heureusement qu’ici je suis auxi et que je bouge un peu. Si je devais rester en cellule comme les autres vingt-deux heures sur vingt-quatre, je deviendrais fou, surveillant ! » Je ne le comprends que trop bien. Moi, je travaille ici « seulement » six heures par jour, et je suis déjà en passe de le devenir.
– Bonjour, surveillant ! Tu vas bien ?
La voix vient de l’étage supérieur, je lève la tête : Moses, le demi-fou avec qui j’ai failli en venir aux mains pour un problème de douche, me sourit naïvement, penché à la balustrade. Un instant, je me demande s’il ne se moque pas de moi, mais non, il a l’air sincère.
– Oui, ça va bien, Moses. Et vous ?
– Ça va. Ça se passe.
Il sourit toujours, à croire qu’il ne se souvient même plus de notre algarade de l’autre jour. À la colère de la fois précédente succède l’apitoiement. Moses est seul dans sa cellule mais, assurément, « ils sont deux dans sa tête ».