« Il s’est tout détraqué à force de
s’enfoncer
des trucs dans la bite »
Je m’accroche au bras de Gaëlle en descendant la rue de Charonne et son trottoir trop étroit pour nous deux. Paris a pris son visage estival avec ses rues désertes, presque silencieuses. Les pigeons colonisent le bitume et les touristes s’agglutinent aux terrasses des bistrots en mangeant des croissants à n’importe quelle heure de la journée. Le soleil tape fort sur les pavés ronds.
Je disserte sur la prison, raconte tout à Gaëlle : Ouled, le colosse à l’œil de verre, les offices, Lionel le Marseillais et « Petits-Pieds » le Parisien, ma première fouille de cellule et les fesses blanches du détenu dont j’ai déjà oublié le nom. Je lui parle du courage de quelques surveillants, de la démotivation de certains autres. Les étiquettes « gentils matons/méchants détenus » ou « méchants matons/gentils détenus » ne collent pas avec ce que je vois, tout cela est bien plus compliqué.
Depuis que je suis arrivé à Paris, je ne parle que de « là-bas », cet autre monde perdu au fin fond de la campagne. Gaëlle m’écoute, hoche la tête en signe d’attention, sourit, me pose quelques questions. Un peu épouvantée par ce que je lui raconte, inquiète de me voir déjà fatigué. Une boucle brune lui tombe sur le visage. D’un geste, elle la glisse derrière son oreille.
Nous continuons notre marche jusqu’à la rue du Faubourg-Saint-Antoine. Personne ne nous prête attention. Je m’étonne de cette indifférence. Du sentiment de liberté ordinaire que je ressens à cet instant.
Le soir, nous allons dans un petit restaurant du côté d’Oberkampf où nous buvons du vin, trop, et je me réveille le dimanche la bouche pâteuse et le cerveau en miettes.
Je vais courir le long du canal Saint-Martin. L’air est frais, agréable. On se salue de la main entre coureurs dominicaux. Gaëlle et moi n’allons pas au cinéma, après nous être promis toute la journée d’y aller.
Et déjà je dois faire mon sac : mon uniforme, ma veste, un livre, mon rasoir et une serviette de toilette. Je prends le train de 19 h 16.
Lundi matin, retour à la prison. Je rencontre pour la première fois Josy, une surveillante qui revient de vacances. Un détenu l’aperçoit : « Vous êtes revenue, surveillante ! Comment ça va ? » Il ne m’adresse pas un regard. À côté d’elle, je suis transparent.
Josy est un bout de femme d’une cinquantaine d’années. Elle n’est pas vraiment féminine dans son treillis informe, avec sa mâchoire à angles droits, sa coupe à la garçonne, sa mèche teinte qui lui tombe sur les yeux et ses manières de chat sauvage. Un chat sauvage qui, grâce à sa voix suave et à son regard d’une incroyable gentillesse, met tout le monde dans sa poche.
Le détenu scrute le visage de la surveillante pour tenter de deviner son humeur du jour. Elle laisse planer le doute pendant une courte poignée de secondes avant de répondre de sa voix douce : « Eh oui, les vacances sont terminées : de retour au boulot. Et vous, comment ça va ? »
Comme tous les matins, la coursive sent la Javel et le désinfectant. En fermant les yeux, on pourrait se croire à l’hôpital. Josy virevolte au milieu des détenus endormis qui lui murmurent de vagues bonjours. Elle s’arrête, discute quelques instants avec un détenu qui se dirige vers l’office, lui donne du feu pour sa cigarette, remet du courrier à un autre qui la remercie d’un sourire sans dents. « Lui, me dit-elle à propos d’un prisonnier, c’est une crasse, il vient tout le temps pleurer, faut rien lui passer. » Un autre vient la saluer ; elle l’a aidé à obtenir soixante jours de remise de peine.
Elle me tend un petit sac de confiseries. Ses beaux-parents, en vacances chez elle, les lui ont apportées du Nord. Les bonbons craquent sous nos dents. Elle se ressert. Surtout, si j’ai la moindre question, que je n’hésite pas à la lui poser : elle est là pour ça. Je suis sous le charme.
On m’avait déjà dit que les femmes aidaient à apaiser la vie en détention. Elles sont plus sereines, plus détendues. Dans ce milieu viril, les prisonniers se confient plus facilement à elles.
Josy sait aussi être dure. Quinze jours avant ses vacances, un « voyou » l’a « prise pour une conne » et s’est moqué d’elle. L’affaire a tourné au vinaigre. Elle l’a renfermé sans ménagement dans sa cellule ; il a essayé d’exciter le reste de la coursive. Sans succès : Josy est trop respectée. Comme dit un détenu : « La surveillante est toujours réglo. Si elle s’énerve, c’est que l’autre en face l’a bien cherché ! »
Alors que je raccompagne Louvrier, un prisonnier souffreteux, à sa cellule, Josy prend un air affligé en contemplant le pauvre bougre. Je lui ouvre la porte. Encore cette odeur de vêtements et de pieds sales. Je remarque un quignon de pain dur sur le sol et, dans une assiette, des mégots dépiautés. Une tasse à café a laissé son empreinte brune sur la table. Aux murs : rien. Sur les étagères : rien.
Josy se désole : « Louvrier ne sait probablement même pas qu’il est en prison. » Intrigué par l’allure misérable du prisonnier, j’ai consulté son dossier peu de jours auparavant. Incarcéré pour « dégradation de biens d’autrui », ce n’est pas son premier séjour en prison. Il n’a pas de domicile et ne reçoit jamais de visite au parloir. Il a trente-huit ans, mais son visage bouffi par l’alcool et ses cernes rouges lui en font paraître cinquante.
Il vit ailleurs, dans un autre monde. Si la prison est un milieu parallèle au monde extérieur, alors Louvrier évolue dans un univers parallèle à cet univers parallèle. Quand il parle, ses mots n’ont pas de sens, sauf quand il demande un rabiot de tabac aux surveillants.
« Il est trop vulnérable, ça se lit sur son visage. Il devrait être dans un institut spécialisé. Il est totalement perdu. Il va bientôt être libéré et, à mon avis, quand il va ressortir il va se poser dans un bar et se mettre une de ces races ! Ça va être le coma éthylique direct ! » m’explique Josy.
Quand elle lui a demandé ce qu’il comptait faire à sa sortie, Louvrier a répondu comme une évidence qu’il irait dans un foyer. Comme toujours…
Louvrier est classé « indigent » par la Pénitentiaire, c’est-à-dire qu’il a moins de 45 euros par mois alors qu’il en faut entre 200 et 250 pour cantiner et vivre « correctement » en prison. Ils sont près de 20 000 comme lui sur les quelque 60 000 détenus des prisons françaises. Un détenu sur trois.
Je jette discrètement un regard à travers l’œilleton. Assis devant sa fenêtre, Louvrier fume la cigarette qu’il a confectionnée avec les restes de tabac contenus dans l’assiette. Il avait exactement la même position, tout à l’heure, quand je suis venu le chercher. Il vit en vase clos. Pour ne pas se faire frapper, il ne sort jamais en promenade. Il demande à être envoyé seul à la douche pour ne pas se faire racketter ses maigres effets de toilette, un morceau de savon ou un peu de shampooing, ses seuls trésors, donnés par la Pénitentiaire. Pour le protéger des autres, on l’a placé en « régime fermé », et il reste en cellule toute la journée.
« Ce gars-là, il n’a rien, et les autres essaient quand même de lui taxer du tabac », s’est insurgée quelques jours plus tôt une autre surveillante qui a pris l’habitude de lui remettre ses propres mégots, qu’elle conserve dans une petite boîte en fer.
Arrive l’« auxi des abords », un détenu en bleu de travail chargé de nettoyer chaque matin l’extérieur des bâtiments. À l’aide d’un grand râteau, il ramasse les barquettes de repas vides, les papiers gras, les mégots, les journaux et les sacs en plastique que les autres taulards ont jetés par les fenêtres. Le nettoyage doit être fait tous les jours pour éviter que mouches et corbeaux viennent occuper les lieux.
Alors que l’auxi s’active sur un bout de pelouse jonché de détritus, mon Motorola crépite : « À tous les bâtiments, blocage des mouvements ! On amène un détenu au quartier disciplinaire ! »
Le « blocage » a une signification claire : interdiction à tous les autres détenus de croiser celui que l’on « monte au château », pour éviter un début d’émeute.
Tous ceux qui sont à l’extérieur doivent rentrer. Je ne suis pas très sûr de la procédure et, dans le doute, je demande à un jeune surveillant du PIC si cela concerne aussi l’« auxi des abords ». Il me répond que ce n’est pas la peine de le faire rentrer.
Un gradé s’arrête net à la vue de l’auxi resté sur son carré d’herbe. Il me fusille du regard en me demandant ce que fout ici « ce putain de détenu », comme s’il s’agissait d’un vulgaire sac de pommes de terre. « On m’a dit de le laisser là. » L’auxi nous regarde nous expliquer à son sujet sans mot dire.
Le chef s’esquive. Je reste là, décontenancé. Un gardien parti se renseigner auprès du surveillant du PIC revient me dire le plus sérieusement du monde qu’on ne m’a jamais ordonné de ne pas rentrer le détenu.
La phrase me tue ! C’est à se taper la tête contre les murs ! Il faut donc se méfier non seulement des détenus, mais aussi de ses collègues. Ici personne ne prend de risques inutiles, surtout pas pour un stagiaire tout juste débarqué de l’école.
Un vieux gardien m’avait déjà averti : « Tu verras, quand tu arrives dans une prison, ce n’est pas facile. Tu dois faire ta place auprès des détenus, auprès de la hiérarchie, mais aussi et surtout auprès de tes collègues. »
Pour la première fois, je suis en train de me faire dépasser par mon rôle de maton. Je devrais être indifférent à ce genre de mesquinerie, et pourtant je suis vexé comme un gosse. Ce coup bas du niveau de l’école primaire me met hors de moi. C’est injuste, régressif, infantile !
Je laisse tomber cette histoire stupide. À l’intérieur, l’odeur de Javel s’est dissipée, Josy a disparu. Tout est sale et froid. Je longe les cellules en essayant de mémoriser leurs emplacements sur la coursive et les noms de leurs occupants.
Il y a un grand Martiniquais à la joue balafrée et au bonnet rasta qui ne parle presque jamais. Un gardien a noté dans le cahier de surveillance qu’il lui arrivait de « grimper sur son lit en imitant le chien ou le singe ».
Un autre, le teint blême, les joues caves, une « pleureuse », se plaint tout le temps. Il est là, me dit-on, pour avoir « pointé une gamine » : un violeur. Sa cellule empeste les oignons cuits. J’en ai la nausée. En prison, il s’est trouvé une nouvelle famille : la religion catholique. Il collectionne les images pieuses, qu’il a collées sur son mur, comme un gosse les timbres-poste. Les jours de passage de l’aumônier, il se tient tranquille et sourit à tout le monde.
Un « voyageur » de dix-huit ans, trois poils au menton, a été incarcéré pour conduite sans permis. Il fait partie d’une famille de Gitans de la région. Plusieurs de ses cousins sont incarcérés ici.
La coursive compte également un toxicomane émacié et marmoréen qui sort de sa cellule uniquement pour se rendre à l’infirmerie, et un autre, quarante ou cinquante ans, qui dort toutes les nuits sur le sol plutôt que sur son matelas, qu’il a transformé en étagère. Lui est là pour une histoire de chéquiers volés.
Un autre Gitan, teigneux, aux sourcils fournis et à la bouche pleine de chicots, ne sait pas écrire. Il vient de changer de cellule et demande très sérieusement s’il n’est pas possible de faire repeindre les murs.
Il y a enfin un inquiétant personnage aux cheveux longs et gras. Incarcéré pour viol et séquestration, il se promène toute la journée avec une sonde urinaire reliée à une poche en plastique qu’il fait vider chaque jour à l’infirmerie. « Il s’est tout détraqué à force de s’enfoncer des trucs dans la bite ! » m’a expliqué Josy.