« On pense barbus et bombes
dès qu’on parle de l’islam »
Une lente complainte en arabe monte d’une des ailes de l’étage. Le ramadan a commencé hier et il a fallu s’organiser. J’ai distribué des repas froids à ceux qui jeûnaient et relevé les noms de ceux qui avaient oublié d’en demander.
Je m’approche. Le chant provient de la cellule grande ouverte d’un géant noir au port de tête altier. Ses yeux dessinent deux lunes sombres au milieu de sa figure. On dirait un guerrier massaï. Il est en train de passer la serpillière.
Je lui demande poliment de baisser le son. Il joue les étonnés, sûr de ne gêner personne. Toujours calmement, je lui explique que j’entends tout depuis mon bureau et que, de toute façon, rien de religieux ne doit s’entendre sur la coursive. « Vous pouvez l’écouter tant que vous voulez seul dans votre cellule, mais les autres n’en ont peut-être pas envie. »
En prison, la loi autorise les pratiques religieuses à titre privé mais interdit les pratiques collectives, sauf si elles sont encadrées. En clair : pas de prières en groupe, à moins que ce ne soit sous le contrôle d’un prêtre, d’un imam ou d’un rabbin agréé. Mais voilà : en prison il y a beaucoup de musulmans et très peu d’imams.
Un de nos instructeurs à l’Enap voyait les mêmes détenus se rendre tour à tour aux cultes catholique, juif et musulman. La religion était devenue pour eux une activité comme une autre, l’occasion de voir les copains. « Je leur laissais quelques semaines pour choisir. Après, ils ne pouvaient plus aller qu’à une seule cérémonie. »
Un petit attroupement s’est formé autour de nous. Énervé par ce que je viens de lui dire, le détenu commence à hausser le ton :
– De toute façon, vous pouvez pas arrêter la pratique de l’islam. Vous pouvez pas l’interdire ! Si je baisse la radio, on trouvera d’autres moyens, par la parole et même par les gestes, s’il le faut. L’islam, c’est l’amour, l’amour de Dieu. C’est tout. Vous pouvez pas arrêter ça !
Je m’efforce de rester calme.
– Attendez une seconde, il ne faut pas confondre. À aucun moment je ne vous ai dit qu’il fallait « interdire l’islam » ; j’ai juste demandé que vous baissiez le son ! La religion se pratique à l’intérieur. Tout le monde n’est pas musulman sur la coursive et, encore une fois, je ne vous ai jamais parlé d’interdiction !
Il se détend, un peu déboussolé par ce que je viens de lui répondre ; il ne devait pas s’attendre à tant de modération de la part d’un maton.
Il attrape un détenu blanc par les épaules ; il veut me montrer que le gars est chrétien et lui musulman, mais qu’il n’y a aucun problème ou conflit entre eux.
– Vous avez raison, la religion est une affaire intérieure, c’est le respect et l’amour des autres. Le problème, c’est que d’habitude, en France, on pense barbus et bombes dès qu’on parle de l’islam.
Il tient sa serpillière entre ses mains, les bulles de savon flottent à la surface de son seau, le petit groupe qui s’était constitué autour de nous s’est dissous.
– Vous m’avez entendu prononcer les mots « bombes » et « barbus » ?
– Non, non, surveillant ! C’est pas ce que j’ai dit !
– Il y a forcément quelques abrutis qui mélangent barbus, bombes et musulmans, mais ils ne sont pas bien nombreux, et les préjugés sont des deux côtés. Vous aussi, vous en avez. Quand vous dites « Blancs », vous pensez tout de suite à racistes.
Il médite quelques secondes et opine du chef, d’accord avec moi.
– Mais le dialogue, c’est pas facile à mettre en place. Chaque fois que ma femme débarque à la gare de Châteaudun avec nos enfants, tout le monde les regarde comme des extraterrestres. Des Noirs, ici, dans la rue, ça fait bizarre.
Je ne sais pas depuis combien de temps nous discutons devant sa porte. Dix, quinze minutes ? Il finit par baisser le son. Je m’apprête à repartir. Il me retient encore une seconde.
– Surveillant, ça fait toujours plaisir d’avoir une conversation comme ça. Ça fait plaisir de pouvoir parler !
Je m’éloigne. Il me rappelle encore.
– Surveillant, j’ai repensé à ce que vous avez dit. Écoutez… je vais éteindre, tout simplement. Vous avez raison, ça se pratique à l’intérieur.
Dix minutes plus tard, un gringalet habillé d’un sweat sale et chaussé d’une paire de baskets trouées revient du bureau du chef. Il marmonne sans cesse la même phrase :
– Putain, fait chier ! Putain, fait chier ! Putain…
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Les chefs, ils font chier ! Ils répondent jamais. J’ai fait une demande pour être classé travailleur aux ateliers. J’ai écrit trois fois ! Trois fois, putain ! J’avais pas de réponse, je suis allé voir directement le chef, et qu’est-ce qu’il me dit ? De lui écrire. Je vous jure, il se fout de ma gueule !
Il donne un coup de pied dans la grille et part s’enfermer dans sa cellule.
Il faut écrire pour tout, en prison : pour obtenir un entretien avec un chef, pour solliciter une permission de sortie, pour changer de cellule… Mais les réponses ne suivent pas toujours. Un jour, un prisonnier exaspéré a fini par adresser ce mot à un gradé : « Je me demande si le chef serait pas André Rieu, parce qu’il joue du violon toute la journée à nous dire des choses et à jamais les faire… S’il en donne, je veux bien prendre des cours de musique ! »