« Ouvre la porte, ou je la défonce ! »
J’ai passé ces deux jours de repos à Paris, la plupart du temps penché sur mon ordinateur pour rattraper le retard pris dans mes notes. Gaëlle a dû me tirer par la manche pour que je sorte un peu. Comme mes parents, elle s’inquiète.
On vient de m’envoyer à la « surveillance parloir » en me prévenant que l’après-midi va être chargé. À deux jours de Noël, il faut faire passer 50 détenus. Ça braille, ça crie, les collègues sont tendus. Nous avons déjà vingt minutes de retard sur l’horaire prévu à la prise de service.
Dix box en enfilade, fermés par des portes vitrées, occupent le centre de la salle du parloir. Au mur, une fresque colorée représentant des bateaux et une plage égaye un peu l’endroit.
Je fais les cent pas dans le corridor en jetant de temps à autre un coup d’œil aux cabines. Un détenu aux yeux secs et inexpressifs me demande s’il peut changer de box : le sien sent la Javel et sa mère n’en supporte pas l’odeur. Je lui trouve une autre cabine.
La demi-heure réglementaire se termine. J’ouvre les portes, chacun sort à contrecœur en grappillant quelques précieuses minutes. Un surveillant m’interpelle : « Il faut que tu les presses, sinon on ne terminera jamais dans les temps. Il y en a encore plein à passer ! » Je lui dis oui tout en laissant encore un peu de temps aux prisonniers.
Les autres tours suivent. Pas de heurts. Chaque fois, ils gagnent un peu de temps supplémentaire avec leur famille, et moi j’en perds avec les tours suivants. Un vrai casse-tête.
Entre deux tours, j’avise une dame d’une cinquantaine d’années, trop maquillée, restée dans son box avec un jeune garçon. Mme Hamzaoui, une habituée, a deux fils en prison : le grand et le petit. Ils ont écopé de lourdes peines, huit et dix ans, pour avoir remonté du cannabis en voiture du Maroc en France. Elle me demande d’entrebâiller un peu la porte pour aérer. Elle étouffe. Elle est accompagnée de son petit-fils. Elle veut qu’il connaisse ses oncles qui ne devraient pas sortir, compte tenu du jeu des remises de peine, avant quatre et cinq ans.
Nouveau tour. Un détenu se colle dans un coin avec sa « visiteuse » à califourchon sur lui. Je ferme les yeux.
Avant-dernier tour. Il est aux alentours de 16 heures. Les détenus se faufilent rapidement dans les box. Comme les fois précédentes, le brouhaha des conversations s’amplifie. Je m’apprête à m’asseoir quand une voix couvre les autres et m’appelle en hurlant :
– Surveillant ! Surveillant !
– Quoi ?
Celui qui boxait dans sa cellule se tient debout devant la vitre.
– Ouvre la porte ! Ouvre la porte, je te dis !
Sa femme, prostrée, s’est réfugiée dans le coin opposé du box. Une idée traverse mon esprit : ils viennent de se disputer, elle lui a peut-être annoncé qu’elle le quittait ; cela arrive parfois… Surtout, éviter qu’il la frappe ! Les autres surveillants m’ont rapporté tellement d’histoires de ce genre…
– Ouvre la porte, ou je la défonce !
Le sang me monte à la tête, mon cœur s’accélère. Qu’est-ce que je dois faire ? J’essaie de paraître calme :
– Je ne peux pas, une fois le parloir commencé, il faut aller jusqu’au bout.
– Je te jure, je vais défoncer la porte ! menace-t-il encore une fois.
On se toise à travers la petite porte vitrée. Derrière lui, sa femme a replié les bras sur sa poitrine, pétrifiée, au bord des larmes. L’a-t-il déjà frappée ?
J’ouvre le verrou. Il sort et se rue sur un autre box, toujours en hurlant :
– Je te jure, toi, tu parles pas comme ça à ma femme, sinon je te défonce ! Ma parole, parle pas comme ça ! Je te préviens…
Il menace une jeune fille venue rendre visite à un autre prisonnier. Sa femme se met elle aussi à hurler :
– Arrête, Stéphane ! Arrête ! Ça sert à rien, putain, calme-toi !
La situation dégénère. J’appelle en catastrophe les autres surveillants sur mon Motorola. Dix secondes d’apesanteur. Des gardiens déboulent au pas de charge. Le boxeur se calme aussitôt.
– Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce qui se passe ? demande un surveillant.
Je raconte brièvement la scène.
– Il ne faut jamais rouvrir les portes des box ! S’il casse la porte, après, c’est son problème, c’est lui qui paye ! me dit le chef.
Je n’ai même pas envie d’argumenter, j’ai juste envie de disparaître sous terre.
Je recouvre mes esprits. Le parloir se termine, les détenus quittent leurs visiteurs, le boxeur part comme si de rien n’était.
À 17 h 30, je referme tous les box. Le surveillant de la fouille s’exclame : « On a presque une heure de retard sur l’horaire, c’est énorme ! » S’il savait à quel point je m’en fous ! En plus, ma journée n’est pas encore terminée. On ne finit le service qu’à 18 heures.
Un détenu efflanqué a besoin de récupérer des documents importants qu’il avait déposés au greffe à son arrivée. « Il me les faut pour monter une demande d’aide auprès de la CAF [caisse d’allocations familiales] et de l’ANPE. »
Il n’a pas l’air de savoir qu’on parle maintenant de « Pôle emploi ».
– J’ai déjà écrit trois ou quatre fois au chef pour faire sortir mes documents, j’ai jamais eu de réponse.
Un surveillant appelle le chef de service. Il raccroche :
– Il faut que tu écrives un mot.
– Mais je viens de dire que je l’ai déjà fait plein de fois !
– Tu réécris quand même.
Je vais donner un coup de main au deuxième étage pour la « gamelle ». Fayçal et Meyer ont déjà enfilé leur blouse blanche. Ils ressemblent à des apprentis de Cyril Lignac.
– Alors, Meyer… Cette permission, c’était comment ?
– C’était de la balle, chef ! Mais y a encore mieux… Je sors pour de vrai au nouvel an ! Ça va être du n’importe quoi ! T’imagines même pas !
– Tu vas faire quoi ?
– Bah, je sais pas trop. Je crois que je vais aller loin d’Orléans, pour éviter les embrouilles. Je vais pas faire une connerie pour retomber tout de suite…
Nous distribuons le repas dans quelques cellules, puis je m’esquive. Ma journée est finie.
En redescendant l’escalier, je croise Gonzales. Cela fait déjà plusieurs jours que je cherche à discuter avec lui, depuis que j’ai appris qu’il avait passé un an dans une geôle marocaine.
– C’était comment, là-bas ?
– Un peu comme ici. La vraie différence, c’était au niveau de l’hygiène : c’était le problème. On était vingt-sept dans la cellule ! Bien sûr, c’était plus grand qu’ici, comme un réfectoire. Il y en avait qui dormaient par terre. Et puis, il y avait des chats dans les cellules, parce qu’il y avait pas de portes comme ici, non, c’étaient des grilles en fer et les chats passaient entre les barreaux. Il y avait pas les médecins et tout ça…
La surveillante de son étage le rappelle ; il promet de poursuivre la conversation une autre fois.
Je rentre chez moi défait. Ma voiture glisse dans le noir de la petite route de campagne. Depuis que j’ai commencé, je n’écoute pratiquement jamais la radio en revenant de la prison ; j’ai besoin de silence et de vide après le bruit incessant de la journée.
L’empoignade avec le boxeur m’a retourné. J’ai vraiment cru, à un moment donné, qu’il allait fracasser cette porte. Je suis dépassé par cette violence, cette brutalité, et je ne m’identifie pas suffisamment à mon personnage pour aller jusqu’à prendre des coups.
L’ombre des arbres défile dans la nuit. Mes journées se ressemblent : inlassablement les mêmes gestes, les mêmes blagues, les mêmes mots… Je suis usé, et cette angoisse tapie au fond de moi ne me quitte plus. Comme François, le surveillant de l’autre nuit. Il me faut encore tenir. Je ne sais pas combien de temps, mais il le faut. Demain, c’est la veille de Noël.