19

« Celui qui tape le premier est souvent
 le plus franc »

Un surveillant surexcité déboule en trombe sur ma coursive et me crie : « Vite, boucle ton étage ! Ferme tout ! Il ne faut plus personne sur la coursive, on bloque la détention, et tu me rejoins en bas dès que tu as terminé ! »

Il a déjà disparu dans l’escalier. Meyer et Fayçal, avec qui je discutais, rentrent dans leur cellule. Un autre prisonnier écourte sa conversation téléphonique. Le moniteur de sport est là ; Erika, la surveillante-starlette, aussi ; nous rejoignons le gardien. Le gradé accourt en sens inverse.

Un surveillant a donné l’alerte : il y a une bagarre en promenade. Les informations sont confuses. Impossible de savoir exactement qui se bat ni combien de détenus sont concernés. Deux ou vingt ? La voix sature dans le récepteur du Motorola : « … un avec un pull rouge… deuxième… une veste Hermès… »

Puis, silence radio. Nous sommes dans le sas qui mène à la promenade ; le gardien temporise d’un signe de la main : « On n’a qu’à les laisser se battre un peu. Tant qu’ils sont entre eux, ils ne tapent pas sur les surveillants ! »

Les émeutes démarrent souvent quand les prisonniers sont dehors à plusieurs. À cinq contre vingt, nous ne faisons pas le poids. Tant qu’ils restent dans la cour, les risques sont faibles.

Nous déboulons enfin dans la cour gelée. Une vingtaine de détenus font des allers-retours les mains au fond des poches, bonnet sur la tête, comme si de rien n’était. À notre apparition, certains jouent même les étonnés et haussent les sourcils.

Dans un coin, l’un d’eux reprend son souffle, le visage en sang, la terre maculant son jean, de la boue prise dans sa barbe rousse. Un deuxième à côté de lui a le front ouvert, la lèvre violette, tuméfiée.

Le chef s’approche :

– Ça va ?

Tous deux répondent d’un signe de tête. Un troisième :

– C’est rien, chef ! C’est rien du tout ! Vous inquiétez pas : ils ont glissé par terre, c’est tout ! Y a pas de souci, pas de problème !

On les envoie à l’infirmerie puis, l’un après l’autre, dans le bureau du chef. Le barbu est changé de cellule.

Celui au front ensanglanté a accusé le premier d’être une « balance ». Cela n’a pas plu à l’autre, qui a décidé de régler leur différend devant tout le monde. La cour fait office de tribunal populaire. Erika s’est glissée à côté de moi : « Tu apprendras avec le temps que le premier qui tape est souvent le plus franc. Le plus con, c’est qu’en général c’est lui qui se fait sanctionner. »

Ce qu’elle me dit ne m’étonne même plus. La logique, ici, n’est pas celle du dehors. Alors, une aberration de plus ou de moins…

Avec effarement, je me rends compte que l’indifférence me gagne peu à peu et que l’exceptionnel de la prison devient mon ordinaire. Je suis en train de perdre mes repères. Encore une fois, tout se mélange dans mon crâne. Mes journées se ressemblent et se confondent dans ma mémoire. Toujours les mêmes scènes, le même horizon, les mêmes cris, les mêmes portes, barreaux, odeurs, bruits, visages ; toujours le même surmenage des matons, la même misère des détenus, cette même dépendance de leur part envers moi pour la moindre cigarette, le moindre filtre à café, le plus petit timbre. Certains me prennent pour un sadique : je n’ai juste pas assez de temps. J’aimerais le leur dire, mais je suis déjà appelé autre part.

Une heure plus tard, un surveillant passe à mon étage et me tend une feuille : mon planning du mois de janvier. Je parcours les dates et mes postes d’affectation : « deuxième étage », « surveillance parloir », « fouille parloir », « deuxième étage »… Les mots dansent devant mes yeux, la peur me revient au creux de l’estomac à l’idée de travailler de nouveau à ces postes.

Tout à coup, je ne suis pas sûr de le vouloir. Et surtout je ne suis pas du tout sûr de le pouvoir. En venant ici, je me suis donné trois mois pour voir à quoi ressemblait cette prison. Au bout d’un mois et demi, j’ai l’impression d’y travailler depuis des années. Je ne peux pas continuer davantage.

Ce planning que je tiens entre mes mains est la goutte d’eau de trop, l’enfer symbolisé par une feuille de papier. À ce moment précis, je décide d’effectuer mes deux derniers jours de décembre, puis d’arrêter. Je ne retournerai pas à la prison en janvier.