« Pleure un bon coup, et ça va aller »
« Je te jure : la folie ! Ils m’ont fait la misère ! J’avais les douches à passer, j’en pouvais plus. À la toute fin, il y en avait un qui voulait plus en sortir. Je te jure, je crois que je l’aurais frappé ! J’attendais que ça : qu’il me touche, et je lui aurais collé une patate ! »
Un des nouveaux gardiens arrivés avec moi à Orléans est encore tout tremblant de ce qui vient de lui arriver. La mine défaite, il me raconte sa matinée : les détenus qui crient, les demandes de cigarettes, de téléphone, les engueulades… Il me passe ses clés et son Motorola, me lance un « Bonne chance ! » lourd de sous-entendus, et disparaît de la coursive en dévalant les marches.
Je commence par le traditionnel tour des cellules pour vérifier les effectifs. J’ouvre celle d’Archaoui, un détenu d’une vingtaine d’années qui m’agresse sitôt la porte entrouverte : « C’est vous, le surveillant d’étage, cet après-midi ? J’espère que vous êtes pas comme votre collègue de ce matin. Faut pas qu’il joue comme ça, sinon ça va mal se passer ! »
L’après-midi se déroule plutôt tranquillement, si ce n’est que tous les détenus veulent téléphoner et qu’il n’y a que deux cabines. Chacun a droit à trente minutes quotidiennes, si bien que je peux en faire passer vingt-quatre au maximum durant mes six heures de service. Or ils sont toujours plus de 80. D’autres téléphones ont été installés récemment dans les cours de promenade, mais tous les prisonniers ne sortent pas. Je passe mon temps à dire aux détenus de patienter.
17 h 30 : l’heure de la « gamelle ». C’est la toute première fois que je sers le repas seul, j’espère que tout va bien se passer. Bouziane et Roland, les deux auxis, commencent à pousser le lourd chariot chargé à ras bord et s’engagent sur l’étroite coursive de la grande détention. Les roues heurtent les planches disjointes du parquet et font un vacarme de tous les diables.
Tout commence bien. Boullier et Samson, deux détenus sans histoire, se présentent sur le seuil, assiettes et casserole à la main. Bouziane leur sert une grosse louche d’un plat en sauce fumant, tandis que Roland leur donne deux yaourts et deux portions de fromage. Deuxième cellule, même opération. Un prisonnier se présente, tenant une casserole dans laquelle Bouziane verse la ration de toute la cellule. Troisième cellule : même scénario, sauf que le détenu me tend une feuille de papier pliée en quatre avec du tabac à l’intérieur. « Surveillant, vous pouvez faire passer ça à côté, s’il vous plaît ? »
Je reviens deux cellules en arrière, ouvre et remets le tabac. Retour au niveau de la gamelle : « Et vous pouvez passer ça à la prochaine cellule ? » Le prisonnier me tend une boîte de Ricoré. Je la passe à la cellule suivante, où l’on me demande de faire passer des allumettes quelques cellules en arrière. Je laisse les auxis distribuer le repas, traverse une bonne partie de la grande détention et reviens. « Et ces deux magazines pour la suivante ! »
Nouvelle porte, nouvelle demande :
– Vous pouvez demander à la 236 s’il a des feuilles et un peu de tabac pour moi ? Et, tenez, j’ai un CD à faire passer !
– Normalement, c’est interdit !
– Mais vous en avez pour deux secondes. Je vous le passe, vous ouvrez la porte, vous le donnez, vous refermez la porte, et c’est terminé !
À la suivante, on me demande de l’huile pour cuisiner.
– Tenez, voilà un verre pour qu’ils la versent dedans.
Je n’ai quasiment plus de place dans les poches de mon treillis et pose le récipient sur le chariot des auxis.
La scène se répète à chaque cellule : du tabac, une brique de lait, des feuilles à rouler, quelques timbres, des allumettes… Chaque fois je reviens sur mes pas ou glisse les objets dans une des poches latérales de mon pantalon en inscrivant sur mon petit carnet le numéro de cellule du destinataire.
Rapidement, tout s’embrouille : à qui donner quoi – le tabac, le lait, les allumettes… ? L’incompréhension est totale. Quand les détenus pensent « individuellement », le surveillant, lui, pense « globalement ». Le prisonnier ne comprend pas pourquoi je fais tant de manières pour aller chercher deux ou trois cigarettes, ce qui ne me prend en effet que quelques minutes. Simplement, je manque de temps. Car la demande est répétée par tous les détenus, et les quelques minutes se transforment en heures. Avec plus de 80 prisonniers sur la coursive, comme aujourd’hui, et moi seul pour m’en occuper, le calcul est vite fait : à raison de deux minutes accordées à chacun, il me faudrait deux heures quarante pour faire la distribution ! Dans les faits, je ne dispose que de trente minutes.
D’autant qu’à chaque ouverture de porte je suis accueilli par des cris et des protestations concernant le téléphone : « Je sors vendredi, personne sera à la sortie si j’appelle pas ! » ; « Mes parents sont au travail, il faut que je les appelle après 16 heures » ; « Ça fait deux jours qu’on me dit que je vais passer et que j’attends ! J’en ai marre ! Nous, on est gentils, on tape pas aux portes, mais le truc, c’est qu’il faut taper, sinon on passe jamais ! C’est ça, le truc, surveillant ? Faut taper, sinon on obtient jamais rien, ici ? »
J’arrive à la cellule de Boulemia, l’un des plus jeunes détenus, qui vient juste de passer chez les majeurs.
– Surveillant, je vais au téléphone, c’est l’heure !
– Non, c’est le moment de la gamelle, et il y a quelqu’un au téléphone, de toute façon. D’ailleurs, je ne pense pas que je pourrai vous y faire passer aujourd’hui.
– Quoi ? J’ai demandé depuis le début de l’après-midi !
Cellule suivante, celle d’Abdelkader et Archaoui.
– Surveillant, je peux aller au téléphone ? J’en ai juste pour trente secondes ; je veux juste recharger mon compte, me supplie Abdelkader.
– Non, je distribue le repas, et je n’ai pas le temps.
– Allez, s’il vous plaît ! Ça vous coûte quoi ? Honnêtement, ça vous coûte quoi ? Franchement, le temps qu’on vient de passer à discuter, j’aurais pu le passer au téléphone. Hop, je serais déjà revenu ! On perd du temps pour rien. Trente secondes, je vous jure, pas plus !
La distribution a déjà pris du retard et je n’ai pas encore fait le tiers de l’étage. Et puis, après tout, il n’en a pas pour très longtemps. Il campe sur la coursive et bloque l’avancée du chariot. Je le laisse filer au téléphone. Nous continuons. Boulemia commence à hurler derrière sa porte :
– Pourquoi lui vous le laissez y aller ? Hein ? Pourquoi ?
Je ne prends pas le temps de lui répondre et presse les auxis. Et toujours des demandes pour le téléphone ou pour que je fasse passer quelque chose à telle ou telle cellule ! Je suis débordé. Je n’écoute même plus ce que me disent les détenus.
La grande détention finie, nous abordons la petite. En passant à la jonction des deux coursives, je jette un coup d’œil à l’emplacement du téléphone. Le combiné est raccroché, et il n’y a personne à côté. Abdelkader, qui n’en avait « que pour trente secondes », et celui qui était avant lui ont disparu dans la nature ! Impossible pour moi d’aller les chercher, car il me reste encore douze cellules à faire. Roland me demande l’heure :
– Dix-huit heures vingt-cinq.
– Surveillant, on est en retard. À cette heure-là, d’habitude, on a déjà terminé et on a pris notre douche.
– Vous terminez à quelle heure, normalement ?
– Vers dix-huit heures.
Mon service se termine dans trente-cinq minutes et, en plus de la fin de « gamelle », je dois encore envoyer les deux auxis à la douche. Comment vais-je faire ? Je n’en ai aucune idée.
Je sens que je perds pied. Dans un état quasi second, j’ouvre et referme les portes sans même prêter attention aux voix et aux sollicitations qui se succèdent ; je réponds mécaniquement sans faire cas des visages et des noms. Les détenus sont des numéros de porte.
Soudain, émergeant de l’escalier, je vois Ribeiro, le Portugais de la 233.
– Qu’est-ce que vous faites là ?
– Je reviens d’extraction.
J’avais oublié qu’il passait au tribunal cet après-midi. Je veux le mettre en cellule pour éviter qu’il disparaisse comme les deux autres, mais il a déjà décroché le téléphone.
– Ribeiro, je vous rentre en cellule !
– Deux minutes, surveillant, me répond-il d’une voix étranglée.
18 h 30 : je presse les auxis et les détenus qui se présentent avec leurs assiettes. Nous progressons de quelques cellules. Je me retourne pour vérifier que Ribeiro est toujours là. Il est en larmes au téléphone. Bouziane murmure à Roland : « Il a dû prendre cher ! »
Je termine au pas de course les dernières cellules, opposant un « non » catégorique à chaque demande, avec pour seule et unique explication : « Pas le temps ! »
Il est 18 h 35. Les auxis vident leur chariot tandis que je raccompagne Ribeiro toujours en pleurs. « Désolé, Ribeiro, mais il faut vraiment que je vous réintègre, c’est l’heure et on est trop à la bourre. Ça va aller ? »
Un hochement de tête silencieux pour toute réponse.
Les auxis sont déjà dans la douche, et je retrouve ceux qui ont disparu cachés derrière le monte-charge, en pleine conversation.
– Qu’est-ce que vous faites là ? Vous n’avez rien à faire ici !
Abdelkader prend l’air faussement surpris.
– On vous attendait !
Je les remets en cellule et fais claquer les gros verrous de toutes les portes sans même un « au revoir ». Je n’aspire qu’à une chose : que tout cela se termine. Derrière les portes, les insultes fusent : « Vous avez pas de parole, surveillant ! », « Enculé ! », « Bâtard ! », « Tu vas voir ce qui t’attend !… »
Je suis anéanti. Pour la première fois, la prison m’apparaît dans toute sa misère et sa cruauté, ignoble et nue. Je prends conscience de l’aberration du système. Je pensais pouvoir approcher la condition dans laquelle se trouvent les détenus. Je me retrouve ce soir à les détester avec une rage dont je ne me savais pas capable.
Surveillant et prisonnier sont tour à tour bourreau et victime : le détenu subordonné à la volonté du surveillant, à la complexité administrative, à des conditions matérielles dégueulasses, mais aussi victime de lui-même et de la loi du plus fort ; le surveillant, lui, est l’objet d’insultes, de menaces, de tout ce que la misère humaine sécrète de violence et de bêtise. Paradoxe du système : conditions de travail du surveillant et conditions d’enfermement du détenu sont les deux faces d’une même pièce, et celles-ci s’ignorent.
Le cercle vicieux de l’incompréhension déroule son lot de fureurs, de mesquineries et de vengeances. Durcir la détention d’un détenu qui a emmerdé un surveillant qui durcira la détention… L’absurde est bien rodé.
Alors que je m’apprête à renfermer dans leur cellule les auxis, Bouziane, qui durant toute la distribution est resté muet, me prend à part : « Le problème, surveillant, c’est que vous êtes trop gentil. Ici, trop gentil, ça veut surtout dire trop con. Arrêtez de courir dès qu’ils appellent ! Pour la gamelle, les surveillants, ils mentent ! Dites que vous êtes déjà passé en petite détention, par exemple, et que vous y retournerez pas. En fait, il faut uniquement faire passer les trucs dans le sens de la distribution, sinon vous arrêtez pas de revenir en arrière et vous perdez du temps. »
Ses propos de bon sens me réconfortent quelque peu.
Je rentre chez mes parents encore sonné par ces dernières heures. Je me glisse sans mot dire dans les bras de ma mère, occupée à cuisiner, et me mets à pleurer en silence. Le petit bout de femme m’étreint, inquiète et rassurante : « Ça va aller. Pleure un bon coup, et ça va aller. » J’appelle ensuite Gaëlle et lui raconte tout : les cris, les insultes, la gamelle ; je ne peux plus m’arrêter de parler ; elle m’écoute à son tour, compatissante. Il faut que je m’habitue, c’est tout. Une bonne nuit, et il n’y paraîtra plus.