« On dort, surveillant,
revenez tout à l’heure ! »
Salman attend debout, dans le demi-jour de sa cellule, sa serviette à la main, que je vienne le chercher pour sa « douche médicale ». J’ouvre ; il sort sans mot dire. J’envoie à sa suite un Guadeloupéen surnommé « Rasta » à cause de ses dreadlocks qui touchent le sol. J’en envoie encore deux autres, tous du même côté de la coursive, comme on m’a appris à le faire afin d’éviter les bagarres.
Une fois les quatre à l’intérieur des douches, je ferme à clé. La vapeur sort de sous la porte, Rasta me demande de baisser le régulateur : trop chaud. Il commence à chantonner Redemption Song.
Je travaille ce matin avec Benoît, un des autres nouveaux, en « matin douches » : le pire des postes, de l’avis général. Il faut répartir les 85 détenus de l’étage (un prisonnier supplémentaire a été incarcéré depuis mon arrivée) entre les seize douches de la prison pour qu’ils soient tous lavés en six heures, avant la relève de l’après-midi. Tout cela se fait en principe seul, en sus des « mouvements » ordinaires : les parloirs avocats, l’infirmerie, le psychologue, les travailleurs sociaux… Comme nous sommes nouveaux, on nous a autorisés à travailler à deux. À Benoît les mouvements classiques, à moi les douches.
Le Code de procédure pénale prévoit trois douches hebdomadaires. Pour des détenus enfermés vingt-deux heures sur vingt-quatre, ces trois douches sont une activité à part entière, comme une sortie au cinéma pour les gens du dehors. Elles sont attendues, planifiées. « Autant te dire qu’il va falloir que tu les presses pour qu’ils en sortent », m’a averti un collègue.
J’envoie ensuite les détenus déjà réveillés par groupes de trois ou quatre. La plupart sont des « pointeurs » qui évitent les autres pour ne pas se faire casser la figure. En dix minutes, ils sont douchés.
Parmi les matinaux, Sadat, le lecteur d’Alexandre Adler, réveillé à 7 heures, se sert un café. Je me demande s’il est là, lui aussi, pour affaire de mœurs. Il en a en tout cas le profil. Il ne sort pas en promenade, est plus âgé que la moyenne et bien plus cultivé que la grande majorité des détenus.
J’espère que je me trompe. Je l’aime bien. Dans le doute, mieux vaut ne pas savoir.
J’envoie encore d’autres détenus à la douche. Au fur et à mesure, je raye leurs noms sur ma liste. Je n’ai que quatre douches à mon étage. Chaque fois que j’envoie un groupe aux douches installées aux autres niveaux, je dois prévenir mes collègues par Motorola.
Moi : « Premier étage, est-ce que tu as de la place chez toi ? »
Le surveillant du premier : « Ouais, c’est bon. Tu peux m’en envoyer quatre, je t’en renvoie quatre autres qui viennent de terminer. »
Très souvent, ils croisent ceux qu’ils ne sont pas censés voir : les prévenus du premier et les mineurs du rez-de-chaussée.
À chaque retour, je raccompagne les prisonniers pour ouvrir leur cellule. Parfois, certains oublient leurs effets dans les douches. Je dois les attendre. Les minutes s’égrènent. Je consulte ma montre et croise les doigts en espérant terminer à temps.
Il est plus de 10 heures et je dois maintenant réveiller les « cas difficiles » qui dorment encore. Une lente guerre des nerfs commence à chaque porte. Pour avoir la paix, j’ai laissé dormir longtemps les plus turbulents.
– Messieurs, c’est l’heure de la douche. Préparez-vous, je repasse dans dix minutes !
Pour toute réponse, des grognements sous les couvertures. J’insiste.
– C’est bon, surveillant, on dort ! Revenez tout à l’heure !
– Non, les gars, c’est maintenant. Il y a d’autres personnes à passer après vous.
– Bah, passez-nous avec eux !
– Vous savez très bien qu’il n’y a pas assez de places.
– Alors, pourquoi eux ils passent après nous ?
– Je suis l’ordre de la coursive, tout simplement…
Le même scénario se répète à chaque fois. Je commence à perdre patience. Ceux qui se sont lavés aux étages inférieurs se cachent dans l’escalier, derrière la colonne du monte-charge, pour discuter. Je surprends deux détenus en train de toquer aux portes pour demander du tabac. Je les engueule. Un troisième en menace un autre à travers une porte :
– Je vais te fumer, enculé !
Nouvelle engueulade.
Un autre, penché sur mon bureau, fouille dans les papiers.
– Qu’est-ce que vous faites là ?
– Rien, je regarde.
Je lui colle aux basques pour le ramener en cellule. J’en ai marre.
Un chef m’interpelle. Il faut que je sois plus dur, me dit-il. « Les voyous se promènent partout, c’est le bordel ! » J’aimerais bien le voir à ma place ! Il glande dans son bureau depuis le début de la matinée.
Deux autres détenus se sont encore cachés derrière le monte-charge et fument à la fenêtre. Je deviens dingue. Je n’ai même plus la force de hurler. À quoi bon ? J’en ai encore vingt à doucher.
Je repasse pour la troisième fois dans la même cellule.
– Vous n’êtes toujours pas prêts ? C’est l’heure, maintenant. Dépêchez-vous !
– Encore cinq minutes, surveillant ! Je prends un café, je me tape une petite branlette et puis j’arrive !
– Très drôle ! Allez, dépêchez-vous ! La prochaine fois, je vous marque « refus ».
Je me campe sur le seuil, bras croisés. L’autre bouge enfin.
– C’est bon, vous énervez pas !
Le « refus » est l’arme ultime que je peux utiliser si le prisonnier tarde trop à sortir. Dans ce cas, il devra attendre la prochaine douche, dans deux jours. Mais je me le mets ainsi à dos.
Deux portes plus loin, j’ouvre la 118. Moses crie et gratte à sa porte comme un animal depuis une quinzaine de minutes. Chose rare, il est seul dans sa cellule. Trop impulsif, trop violent, on ne peut pas le mettre avec d’autres. Il veut aller à la douche alors qu’il est inscrit sur la liste de sport de l’après-midi ; or ceux-là ne se lavent qu’après leur entraînement. J’ouvre, il colle presque aussitôt son front contre le mien, l’œil menaçant. Je ne bouge pas d’un centimètre tout en cherchant du regard le surveillant de l’étage du dessous pour qu’il me vienne en aide.
– J’ai droit à une douche ce matin ! hurle le prisonnier.
– Si vous la voulez ce matin, je vous y envoie, mais je vous raye de la liste du sport.
– Non, je veux ma douche et je veux aller au sport : c’est comme ça que ça marche !
– Vous savez très bien que non. Alors, décidez-vous : si c’est la douche maintenant, je vous retire du sport.
Le regard mauvais, il s’écarte.
– Tu veux me baiser, hein ? T’es content, hein ? Tu veux me baiser ! Allez, enlève-moi du sport !
Je l’accompagne jusqu’à la douche pour qu’il n’aille pas disparaître dans les étages. Il répète :
– Tu m’as bien baisé ! Tu m’as bien baisé ! Tu m’as bien baisé !
Il commence à déguerpir sur la coursive. Je hurle son nom :
– Moses !
Il s’arrête, rigole comme un gamin. Nous avançons. Il se met à faire sauter les compteurs électriques des cellules installés à chaque porte. Je hurle une seconde fois en le menaçant d’un rapport. Il se marre de plus belle. Je finis par l’enfermer dans la douche. Il se met à crier à son tour : l’eau est trop chaude. J’attends quelques minutes avant de baisser la température. Petite vengeance.
Dix minutes plus tard, je regrette déjà ma mesquinerie. Mais, bon, il l’a bien cherché. Non ? Je ne sais plus très bien. Les choses s’embrouillent dans mon esprit. Qu’est-ce qui est bien ou mal, en définitive ? Les autres matons le font, et je trouve ça scandaleux. Quand c’est moi qui le fais, je devrais le tolérer ? J’ai envie de sortir de là.
Je termine ma journée épuisé. Je ne me suis pas assis une seule fois en six heures. Plus que la fatigue physique, c’est la lente usure morale qui déjà me mine.
Je sors de ma voiture groggy, un peu surpris de me retrouver là, chez moi, au milieu de la campagne. J’étais encore en prison il y a trente minutes. J’étais dans un autre monde, et personne ne le sait.
Gaëlle, venue passer quelques jours ici, m’accueille d’un baiser.
– Alors, c’était comment ? Pas trop dur ?
Je ne trouve pas les mots.
– Tu n’imagines pas la tension…
– J’imagine que ç’a été difficile. Le conflit, je sais que c’est tout ce que tu détestes.
Exactement : tout ce que je déteste.