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Sur la planète de G"Tono se dressait une haute montagne abrupte. Au sommet de cette montagne se trouvait le palais de G"Tono.
Dans la salle du trône, le peuple pieuvre allait et venait, s’activant fébrilement, se livrait à des tâches en partie rituelles, en partie liées à la présence des cinq prisonniers humains et du Silkie de l’espace, Ou-Dan.
Les Êtres Spéciaux se sentaient un peu moins menacés, ils n’étaient plus aussi convaincus d’être assassinés sans autre forme de procès. Ou-Dan, qui avait subi des dégâts internes du fait de son interrogatoire, gisait sans connaissance dans un coin, ignoré de tous sauf de quelques gardes.
Au fond de la salle, du côté opposé à celui où se trouvaient les humains – une distance de plus de cent mètres – se dressait un grand trône scintillant. Sur le trône était assise une créature encore plus étincelante à l’état naturel que tous les objets inanimés qui l’encadraient… G"Tono en personne !
Une dizaine d’êtres pieuvres étaient prosternés sur le sol de marbre devant leur tyran. Leurs douces faces bulbeuses se pressaient sur les dalles. C’était pour eux un privilège inestimable et toutes les demi-heures, ils cédaient à regret leur place à un nouveau groupe, tout aussi adorateur.
G"Tono n’accordait aucune attention à ses serviteurs. Il était en conversation mentale avec N’Yata, à 2400 années-lumière, une conversation qui avait trait au sort des prisonniers.
G"Tono pensait que les cinq Êtres Spéciaux et Ou-Dan avaient rempli leur mission et devaient être mis à mort selon le principe de la trahison. N’Yata estimait qu’aucune décision définitive ne devait être prise tant que la situation des Silkies terrestres ne serait pas réglée, ce qui ne surviendrait que lorsque tous les Silkies seraient détruits.
Elle fit observer que l’idée de trahison ne s’appliquait que lorsqu’elle faisait partie d’un système de contrôle. Aucun contrôle n’existait encore pour les êtres humains, et aucun n’existerait tant qu’un Nijjan n’aurait pas fait de la Terre son domaine.
G"Tono commençait à se sentir très hardiment masculin à l’égard de N’Yata. Il considéra donc que la réponse de N’Yata reflétait une charmante faiblesse féminine, une prudence inutile, maintenant que le problème humain-Silkie était résolu. Les Nijjans s’étaient procuré le concept de la logique des niveaux : il n’y avait plus aucun danger, pensait-il.
— Tu as l’air de croire que quelque chose pourrait encore mal tourner, protesta-t-il.
— Attendons, répondit N’Yata.
G"Tono répliqua avec mépris que les Nijjans, après tout, avaient leur propre rationalité, fondée sur une longue expérience. Il n’était pas nécessaire d’attendre le résultat d’une séquence logique une fois qu’elle avait été engagée rationnellement.
Sur quoi il donna à N’Yata les raisons pour lesquelles, en tout état de cause, les Silkies étaient déjà vaincus. Les attaques des Nijjans, dit-il, s’effectueraient désormais de telle façon que jamais plus aucun Silkie ne pourrait « voyager » comme l’avait fait si habilement le Silkie Cemp. De plus, l’immense majorité des Nijjans, tout en laissant filtrer au travers de leurs barrières mentales l’information sur la logique des niveaux, avait heureusement refusé de se mêler à la lutte elle-même.
G"Tono expliqua :
— En dépit de notre irritation première face à leur refus de participer, ce qu’ils ont fait – ou plutôt ce qu’ils n’ont pas fait – est en réalité favorable à notre camp. (Il s’interrompit pour éclaircir un point :) Combien d’aides avons-nous ?
— Tu les as presque tous vus, répondit N’Yata. Environ une centaine.
Ce nombre réduit fit momentanément réfléchir G"Tono. Il considérait avec un certain cynisme tout ce qui touchait aux Nijjans ; cependant son raisonnement lui semblait juste. Il était vrai que les Nijjans avaient du mal à s’entendre entre eux. Tant d’individus orgueilleux, chacun avec sa propre planète dont il était le maître absolu ! Là où chacun sans exception était roi ou reine, les egos avaient tendance à s’envoler hors de vue.
De temps en temps, naturellement, une reine acceptait la communication d’un roi, comme le faisait N’Yata avec lui. Et à certains moments, les rois voulaient bien recevoir la communication d’une reine. G"Tono avait observé avec jalousie que la centaine de Nijjans qui avaient répondu à la demande de volontaires de N’Yata étaient tous masculins.
Mais cet immense dédain de la majorité constituait maintenant, argua G"Tono, une preuve de l’indestructibilité des Nijjans. Dispersés dans tout l’univers, sans contacts avec leur propre espèce, les Nijjans dans leur ensemble ne pourraient être tous traqués, individuellement, en un million d’années, même en supposant qu’il existe quelqu’un possédant l’habileté et le pouvoir de tuer les Nijjans ; mais cette personne, ce groupe ou cette race n’existait pas.
— Et maintenant que nous possédons la seule arme dangereuse des Silkies, la logique des niveaux, notre position est absolument inexpugnable, déclara G"Tono.
N’Yata répliqua qu’elle étudiait encore la logique des niveaux et que ce n’était pas les erreurs que les Nijjans pourraient commettre à l’avenir qui l’inquiétaient ; elle reconnut même que le risque de fautes nouvelles était improbable. Mais elle voulait savoir comment G"Tono et elle allaient réparer les erreurs déjà commises.
G"Tono fut ahuri.
— La seule erreur qui aurait de l’importance, ce serait de permettre à ce Silkie Cemp de nous contraindre à le transporter ici grâce à notre système de contrôle de l’espace. Encore que moi, ajouta-t-il dédaigneusement, je serais fort heureux d’être le premier à connaître une telle méthode. Mais je me pose la question : oserait-il venir ? Que pourrait-il faire en m’affrontant directement, moi qui suis plus puissant que n’importe quel Silkie ?
Il avait réfléchi rapidement tout en parlant, et il voyait maintenant une faille dans la logique de N’Yata, ainsi qu’un moyen d’imposer son point de vue.
— À mon avis, dit-il, le seul élément qui pourrait nous rendre vulnérables, ce serait ces prisonniers. Je pense donc que tu reconnaîtras que l’extermination instantanée est une mesure de précaution, sinon plus. N’essaye pas de t’en mêler !
Il n’attendit pas la réponse de N’Yata mais projeta immédiatement une bouffée d’énergie de haut niveau sur les deux femmes et les trois hommes ainsi que sur Ou-Dan évanoui. Les six prisonniers furent littéralement dissous jusque dans les derniers éléments qui les composaient ; la mort fut immédiate.
Sur quoi, G"Tono reprit l’énumération des facteurs favorables.
— Après tout, dit-il, sans contrôle de l’espace, les Silkies sont prisonniers de la Terre et de son environnement immédiat, ou au mieux sont tributaires de la lenteur des voyages spatiaux ordinaires. J’estime que dans trois semaines terrestres je pourrai peut-être m’attendre à voir arriver un vaisseau de la Terre sur ma planète. Auquel cas, si tu m’invites, j’irai passer quelque temps chez toi. Et, franchement, que pourraient-ils faire ? Où pourraient-ils chercher ? Un Nijjan peut disparaître dans le lointain en une fraction de seconde…
Il s’interrompit, en proie à un vertige soudain.
N’Yata télépathisa vivement :
— Que se passe-t-il ?
— Je… je…
G"Tono n’alla pas plus loin. Le vertige devenait une démence qui le submergeait et il tomba de son trône sur le sol de marbre, lourdement. Il roula sur le dos et resta inerte, comme mort.