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Cemp, plongeant du ciel vers le vaste complexe de bâtiments constituant l’administration centrale des Silkies, vit que d’autres Silkies arrivaient aussi. Pour la même raison que lui, pensa-t-il avec inquiétude.

Il sonda les cieux derrière lui avec ses perceptions de Silkie et capta la présence de dizaines de points noirs s’approchant à toute vitesse. Conscient de l’imminente confusion, il ralentit et s’arrêta, puis, de sa position dans le ciel, il télépathisa à Charley Baxter pour lui proposer un plan spécial d’urgence.

Baxter était dans un état de grande confusion mais bientôt sa réponse pensée parvint à Cemp.

— Nat, ton idée est certainement la meilleure que nous ayons eue. Et tu as raison. Ça pourrait devenir dangereux.

Une pause. Baxter avait dû faire parvenir son message à d’autres Êtres Spéciaux car Cemp commença à capter l’avertissement général : « À tous les Silkies : Il ne serait pas prudent que trop d’entre vous se concentrent au même moment au même endroit. Divisez-vous donc en dix groupes selon le système du nombre secret, plan G. Le Groupe I seulement, approchez et atterrissez. Tous les autres, dispersez-vous jusqu’à ce qu’on vous appelle. »

Dans le ciel, près de Cemp, des Silkies commencèrent à tournoyer. Cemp qui, selon le système désigné, se trouvait dans le groupe III, vira, monta vers la haute atmosphère et fonça sur quinze cents kilomètres vers sa maison de Floride.

En chemin, il s’adressa mentalement à Joanne, sa femme. Ainsi, quand il entra, entièrement nu, dans la maison elle lui avait préparé des vêtements et savait aussi bien que lui ce qui était arrivé.

Tout en s’habillant, Cemp vit qu’elle était dans un état d’angoisse spécifiquement féminine. Elle croyait qu’il existait une nation Silkie, et que par conséquent il devait aussi y avoir des femmes Silkies.

— Avoue-le ! gémit-elle, les larmes aux yeux. Cette pensée a déjà traversé ton esprit, n’est-ce pas ?

— Je suis un être logique, protesta Cemp. Alors j’ai eu des pensées fugaces sur toutes les possibilités. Mais comme je suis raisonnable, je pense que beaucoup de choses doivent être expliquées avant que je puisse rejeter tout ce que nous savons de l’histoire des Silkies. Alors, jusqu’à preuve du contraire, je continuerai de croire que les Silkies sont le résultat d’expériences biologiques avec le DNA et le DNP, expériences faites par le vieux Sawyer, là-bas à Echo Island.

— Que va devenir notre mariage ? demanda anxieusement Joanne.

— Rien ne changera.

Elle se mit à sangloter.

— Je vais te faire l’effet d’une indigène d’il y a trois cents ans qui est mariée avec un homme blanc dans une île des mers du Sud. Et qui voit soudain des femmes blanches arriver dans l’île.

La folie de ce fantasme abasourdit Cemp.

— Ce n’est pas la même chose, voyons ! Je t’ai juré loyauté et amour total pour le reste de notre vie.

— Dans les rapports personnels, personne ne peut rien promettre.

Cependant, les paroles de Cemp semblèrent la rassurer. Elle s’essuya les yeux, vint vers lui et se laissa embrasser.

Une heure plus tard, Charley Baxter téléphona. Il s’excusa de son retard, en expliquant que c’était à cause d’une conférence sur les futures missions de Cemp.

— On n’a discuté que de toi, dit-il.

Cemp attendit la suite.

La décision finale était de continuer à interdire à Cemp tous rapports avec d’autres Silkies – « pour les raisons que tu connais », dit Baxter.

Cemp supposa qu’il faisait allusion aux connaissances secrètes qu’il avait obtenues du Kibmadine Di-isarinn, et que cela signifiait que l’on continuerait de lui confier des missions spéciales qui l’éloigneraient des autres Silkies.

Baxter lui apprit ensuite que quatre cents Silkies seulement avaient été abordés par des alter ego.

— Le nombre exact, précisa-t-il, est de trois cent quatre-vingt-seize.

Cemp fut vaguement soulagé, vaguement méprisant. Ainsi, l’affirmation d’U-Brem, selon laquelle tous les Silkies étaient des cibles, n’était que du bluff. Il s’était déjà révélé mauvais Silkie. Le mensonge ajoutait une nouvelle touche dégradante.

— Certains sont d’assez mauvaises reproductions, reprit Baxter. Apparemment, imiter un autre corps n’est pas un art très raffiné chez eux.

Cependant, il reconnaissait que quatre cents c’était plus qu’assez pour établir l’existence d’un groupe jusqu’alors inconnu de Silkies.

— Même s’ils ne sont pas entraînés, nous devons absolument découvrir qui ils sont et d’où ils viennent.

— Nous n’avons aucun indice ? demanda Cemp.

Rien de plus que ce qu’il savait déjà.

— Ils se sont tous échappés ? insista Cemp, stupéfait. Personne n’a fait mieux que moi ?

— Dans l’ensemble, plutôt moins bien, répondit Baxter.

La plupart des Silkies, semblait-il, n’avaient fait aucun effort pour retenir ces Silkies inconnus qui les abordaient ; ils s’étaient simplement présentés au rapport et avaient demandé des instructions.

— Peux pas leur en vouloir, grogna Baxter. Mais j’aime autant te dire que ton combat et tes raisons de combattre ont fait de toi un des rares Silkies, pas plus d’une vingtaine, sur qui nous pensons pouvoir compter dans cette affaire. Alors voilà tes ordres…

Il parla pendant plusieurs minutes et conclut :

— Emmène Joanne avec toi, mais pars immédiatement !

 

L’écriteau annonçait :

TOUTE LA MUSIQUE DANS CE

BÂTIMENT EST DE LA MUSIQUE SILKIE.

Cemp qui n’en avait jamais écouté d’autre bien longtemps, vit l’expression de vague dégoût sur la figure de sa femme. Elle surprit son regard et devina sa pensée car elle dit :

— Bon, d’accord, ça me semble mortellement monotone, comme si ce n’était qu’une seule note… enfin, quelques notes rapprochées, toujours les mêmes, répétées avec des variantes écœurantes.

Elle s’interrompit brusquement, secoua sa merveilleuse tête blonde et murmura :

— Je suppose que c’est parce que je suis tendue, parce que j’ai peur. J’aurais besoin de quelque chose de violent et de sauvage.

Pour Cemp, qui pouvait percevoir dans la musique des harmonies inaudibles à des oreilles humaines, cette manifestation d’humeur n’était qu’un aspect des graves réactions émotionnelles que les Silkies mariés à des femmes humaines connaissaient bien. Les femmes des Silkies avaient du mal à vivre la réalité de leurs rapports.

Joanne l’avait dit plus d’une fois : « On est là avec cet homme magnifique, physiquement parfait. Mais on ne cesse de penser : Ce n’est pas vraiment un homme. C’est un monstre qui peut se changer en un clin d’œil en une espèce de poisson ou en une créature de l’espace. Mais naturellement, pour rien au monde je ne voudrais m’en séparer. »

L’écriteau de la musique fut bientôt derrière eux et ils continuèrent de marcher dans le musée. Leur destination était le laboratoire où le premier Silkie aurait été produit. Il occupait le centre du bâtiment ; on l’avait rapporté des Antilles cent dix ans plus tôt, d’après la date gravée sur une plaque à l’entrée.

Baxter avait pensé qu’une étude plus approfondie devrait être faite sur les vestiges de l’histoire des Silkies. Toute la structure de cette histoire était à présent remise en question pour la première fois.

Ce travail d’examen et de réévaluation des connaissances passées avait été confié à Cemp et à Joanne.

Le laboratoire était brillamment illuminé. Il n’y avait qu’un seul visiteur. Une jeune femme pas très jolie, aux cheveux d’un noir de jais mais sans maquillage, plutôt mal fagotée, se tenait devant une des tables près de la porte du fond.

Lorsque Cemp entra, une pensée qui n’était pas de lui effleura son esprit. Il commença à se tourner vers Joanne, pensant tout naturellement qu’elle avait communiqué avec lui à ce niveau. Il le crut pendant plusieurs secondes.

À retardement, cependant, il s’aperçut que la pensée était arrivée sur une onde porteuse magnétique… au niveau Silkie.

Il se retourna vivement et regarda la femme brune. Elle lui souriait, d’un sourire un peu crispé remarqua-t-il, et puis sa pensée lui parvint, fort nette :

— Je vous en prie, ne me trahissez pas. J’ai été placée ici pour convaincre tous les Silkies qui doutent.

Elle n’avait pas besoin de s’expliquer davantage. Il y eut comme une explosion dans l’esprit de Cemp.

À sa connaissance, il n’y avait jamais eu de Silkies femelles. Tous les Silkies de la Terre étaient des mâles, mariés à des femmes des Êtres Spéciaux, comme Joanne.

Mais cette espèce de paysanne aux cheveux noirs était une Silkie femelle ! C’était ce qu’elle lui apprenait par sa présence. En somme, simplement en étant là elle disait : « Ne vous donnez pas la peine de fouiller dans des dossiers poussiéreux. Je suis la preuve vivante que les Silkies n’ont pas été produits dans un laboratoire il y a deux cent trente ans. »

Soudain Cemp se trouva en pleine confusion. Il sentit que Joanne s’était rapprochée de lui, qu’elle devait avoir capté sa pensée, qu’elle était elle-même affolée. Le bref coup d’œil qu’il lui jeta lui révéla qu’elle était devenue très pâle.

— Nat ! s’exclama-t-elle. Il faut que tu la captures !

Cemp avança de quelques pas, mais le cœur n’y était pas. Pourtant, en dépit de son incertitude, de sa confusion mentale, il commençait à avoir des pensées logiques.

Puisque quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis l’instant où il avait vu U-Brem pour la première fois, elle devait avoir été postée là à l’avance. Par conséquent, elle n’avait pas eu de contacts avec les autres. Elle ne savait donc pas que pour un Silkie entraîné comme lui, elle était aussi vulnérable qu’un civil sans armes attaqué par un soldat.

La brune dut avoir soudain des doutes. D’un mouvement brusque, elle franchit la porte près de laquelle elle se tenait et la referma sur elle.

— Nat ! Tu ne peux pas la laisser échapper !

La voix de Joanne, stridente, retentit tout à côté de lui.

Cemp, qui s’était ressaisi, projeta une pensée à la poursuite de la Silkie. « Je ne vais pas vous combattre, mais je ne vous lâcherai pas avant de savoir tout ce que nous voulons savoir ! »

« Trop tard » Une onde porteuse magnétique, de niveau Silkie-humain, apporta sa réponse. « Vous arrivez trop tard. »

Cemp ne le pensait pas. Il atteignit la porte par laquelle elle avait disparu, fut légèrement déconcerté de la trouver fermée à clef, la brisa par un seul éclair de force électrique, franchit ses restes fumants… et vit la femme en train de se glisser dans une ouverture pratiquée dans le mur par une porte à glissière secrète.

Elle n’était qu’à une dizaine de mètres, à demi tournée dans sa direction. Ce qu’elle voyait devait la surprendre, à en juger par son expression.

Précipitamment, sa main remonta vers quelque chose à l’intérieur de l’ouverture et la porte se referma. Cemp, qui courait vers elle, aperçut au-delà un couloir éclairé. L’existence d’un tel passage secret présentait bien trop d’implications pour que Cemp ait le temps d’y réfléchir sur le moment.

Il se jeta sur le mur, tâtonna, chercha la porte cachée. Ne la trouvant pas, il recula et la brûla avec les deux courants d’énergie de son cerveau qui, en convergeant en dehors de son corps, créaient un arc électrique de forte intensité. C’était la seule arme énergétique à sa disposition sous sa forme humaine, mais elle suffit.

Une minute plus tard, il franchissait l’ouverture fumante et s’élançait dans l’étroit corridor.