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Quand l’appel au secours du Silkie arriva, Nat Cemp explorait la planète qui avait reçu la désignation astronomique de Minus 1109-93.

La 1109e planète, plus éloignée de la Terre que du nouveau et puissant soleil, tournait à un angle de quatre-vingt-treize degrés par rapport à la Terre.

C’était une nomenclature provisoire. Personne ne partait du principe que la Terre était la planète la plus importante du nouveau système.

D’ailleurs, cela n’aurait aucune importance, trois planètes affectées à Cemp, la 1107, la 1108 et maintenant la 1109, il n’y avait pas de traces d’habitants. Depuis une demi-journée il planait entre les étranges et sveltes bâtiments dressés comme de la dentelle dans le ciel. Et déjà il était tristement évident que là aussi la période de transition avait été trop longue pour que la vie demeure. Seules la Terre et quelques autres planètes déjà découvertes avaient sans doute pu supporter la transformation.

L’appel au secours parvint à Cemp alors qu’il flottait dans un vaste complexe de centrales électriques. Il le capta, clair, bref et urgent, par le système de relais mécanique entre 1109 et 1110 : « À tous les Silkies et à tous les services du gouvernement. Je viens de recevoir un message (un mot Silkie) de Lan Jedd. »

Le mot Silkie spécial était une forme de pensée employée pour décrire un phénomène de communication Silkie après la mort. Quand un Silkie sombrait dans la mort, il y avait un seuil où un groupe nerveux isolé était activé. Le groupe était un émetteur télépathique qui transmettait tout simplement les dernières pensées, perceptions et sensations du Silkie qui, au moment où le message était envoyé, était déjà mort.

Le nom du Silkie mort, ainsi relayé, fut un choc pour Cemp. Lan Jedd et lui avaient été aussi amis que pouvaient l’être deux Silkies, ou plutôt qu’on leur permettait de l’être. Les êtres humains, plus particulièrement les Êtres Spéciaux, avaient toujours découragé les rapports entre Silkies.

Lan et lui avaient choisi d’explorer un groupe de planètes voisines à cette extrémité lointaine du système afin de pouvoir parler relativement seuls de la gravité croissante du problème entre Silkies et humains.

Ainsi lorsque Cemp capta le message, il se dit qu’à part l’envoyeur il était le « secours » le plus proche.

Il répondit aussitôt :

— Nat Cemp, j’arrive immédiatement. Qui êtes-vous ?

— Ou-Dan ! Appelant de 1113-86.

L’identité de l’émetteur l’inquiéta. C’était un type et un style de nom courant chez les Silkies météorites, dont l’existence était encore inconnue un an plus tôt. La présence de ces Silkies « originaux » dans ce système solaire beaucoup plus vaste était un facteur insolite, et Cemp et Lan Jedd en avaient aussi beaucoup parlé.

Il éprouva un malaise à l’idée qu’Ou-Dan avait peut-être été « à l’écoute » de leurs discussions. Mais ce qui inquiétait surtout Cemp, c’était qu’il ne se fiait pas du tout aux capacités de combattants de ces nouveaux Silkies. Pendant des heures, donc, il allait être pratiquement seul contre un ennemi puissant et mystérieux, qui s’était déjà révélé assez fort pour tuer un Silkie.

Cemp se projeta hors du bâtiment où il se trouvait. Quelques instants plus tard, il s’élevait hors de l’atmosphère au moyen de sa méthode Silkie d’inversion gravifique.

Littéralement, la planète expulsait son corps qui, sous sa forme de Silkie-C, était allongé comme un projectile de trois mètres. Sous cette forme, il était tout à fait capable d’opérer et de vivre dans le vide de l’espace.

Une fois loin de la planète, Cemp conserva son élan d’expulsion et se déplaça dans l’espace en supprimant la gravité de tous les objets sauf dans la direction où il voulait aller. Ainsi les planètes extérieures l’attirèrent et il « tomba » à une vitesse croissante vers sa destination, un « vaisseau » spécial.

Malgré l’accélération initiale, ce fut l’habituel et lent voyage d’un Silkie naviguant tout seul dans l’espace. Plusieurs heures d’angoisse s’écoulèrent donc avant qu’il aperçoive enfin le vaisseau dans les ténèbres.

Ce vaisseau était un engin défensif qui avait été construit dans le cadre d’un programme accéléré quand la Terre était devenue une partie du nouveau système solaire. Sans parois, employant des armes conçues selon les principes que Cemp avait appris du Glis, il faisait partie avec d’autres du plan de sécurité instauré pour l’exploration de tant de nouvelles planètes inconnues.

Dès qu’il fut à l’abri aux commandes du vaisseau, Cemp le pilota vers Ou-Dan, à une distance de quatre planètes seulement – ce qui ne présentait aucun problème pour l’engin rapide.

Une fois en route, il laissa se réactiver son relais émetteur. Ainsi, il écouta des conversations déjà en cours, jusque dans les secteurs les plus lointains ; des Silkies se demandaient télépathiquement ce qui avait pu arriver.

Ils se disaient que la planète que Lan Jedd explorait devait posséder une forme de vie puissante… si l’une d’elles ou même plusieurs pouvaient tuer un Silkie adulte comme Lan ! Partout, dans le système, des Silkies convergeaient, prêts à une bataille rangée contre un dangereux adversaire.

Malheureusement, il faudrait attendre un long moment avant que ces lointains secours arrivent. Pendant au moins un jour terrestre, Ou-Dan et Cemp seraient les seuls êtres vivants sur les lieux ou dans le voisinage.

Arrivant à une vitesse de vaisseau, Cemp apprit que le corps du Silkie mort avait été transporté par Ou-Dan sur un météorite tournant autour de 1113-86.

L’étrange obscurité lumineuse de l’espace avec son « ciel » noir, et l’énorme soleil lointain allumant des reflets sur chaque facette de roche et de minerai du météorite, tel était le décor.

Dans un cadre aussi vaste, le corps brisé du Silkie avait l’air d’un atome dans l’infini. Il gisait sur un rocher plat. Dans la mort, il ressemblait moins encore que dans la vie à un être humain.

Rien n’indiquait comment la destruction s’était produite. Ou-Dan expliqua par télépathie que le corps semblait rétréci, mais qu’il n’était pas beaucoup plus petit que la normale, d’environ quinze à vingt centimètres, pas plus.

Tandis que Cemp contemplait silencieusement son ami mort, il comprenait que le pire était arrivé.

Un Silkie adulte hautement entraîné, avec tout ce que cela supposait de sens en alerte et de facultés d’utilisation des puissantes énergies défensives et offensives, avait été attaqué par un autre être, et le Silkie avait été vaincu et tué.

Ou-Dan, ressemblant lui-même à un météorite allongé, télépathisa :

— Lan venait de m’annoncer qu’il n’y avait pas de survivants sur les 1110, 1111 et 1112 et moi, travaillant en sens opposé, j’avais constaté la même situation sur 1115, 1114 et 1113, quand son message d’après-mort m’est parvenu.

Un Silkie mort, pensa Cemp, et un seul indice, ce bref flash de communication du puissant Lan Jedd, un instant après sa mort. L’image mentale d’une forme pyramidale et la pensée : C’est venu de nulle part, du néant.

Cemp eut un frisson en envisageant les fantastiques implications de ce message. L’immense rapidité de l’attaque… surgie de nulle part.

Cemp transmit à Ou-Dan :

— Venez donc avec moi, nous attendrons dans le vaisseau. Ses armes nous seront utiles si nous sommes attaqués.

Ou-Dan suivit Cemp dans une barrière-alcôve, au cœur de la machinerie composant le vaisseau.

— Mais je ne reste pas, dit-il.

Cemp sentit dans cette décision non de l’hostilité mais de l’indifférence. La pensée d’Ou-Dan reprit :

— Je suis resté avec le cadavre de Lan par courtoisie, jusqu’à ce que quelqu’un arrive. Maintenant que vous êtes là, j’ai l’intention de retourner sur Terre.

— Nous sommes plus en sécurité dans le vaisseau.

Cemp fit observer que la devise d’un Silkie terrestre était de ne jamais courir de risques inutiles. Le projet d’Ou-Dan de partir seul dans l’espace en était un.

— Ce serait vraiment accidentel, répliqua Ou-Dan, si je rencontrais l’assassin dans cette immensité. À mon avis, il a repéré Lan quand celui-ci s’est servi du système relais pour communiquer avec moi. Alors je pense que plus on est près d’un vaisseau, plus on est en danger.

L’analyse ne manquait pas de justesse. Mais pourquoi, puisqu’Ou-Dan s’était joint au départ du groupe d’exploration, le quitter maintenant ? Il posa la question.

Ou-Dan répondit que comme Cemp avait sauvé les Silkies du météorite du Glis huit mois plus tôt, il se sentait obligé de lui confier qu’il considérait cela comme une crise. Mais c’était probablement typique des nombreuses crises qui surviendraient dans l’avenir, dans un nouveau système formé de mille huit cent vingt-trois planètes habitables. Alors le moment de résoudre la question des droits des Silkies en rapport avec les êtres humains, c’était tout de suite.

Ou-Dan prédit que les Silkies originaux n’entreprendraient certainement rien tant que leur situation légale sur la Terre ne serait pas réglée.

— Les autres et moi, nous avons voulu participer pour savoir ce que c’était, ajouta-t-il, mais je peux vous dire tout de suite que nous n’allons pas accepter d’être des agents de police comme vous. Et naturellement, nous n’allons pas renoncer à notre faculté de prendre n’importe quelle forme de corps. Après tout, ce n’est pas parce que vous êtes limités au cycle Silkie-humain que nous devons l’être aussi.

Ils avaient conversé mentalement à l’ultra rapidité de pensées synchronisées avec des ondes porteuses magnétiques. À présent, alors qu’il s’agissait d’une pensée confidentielle, Cemp éleva une barrière. Il ne tenait à discuter avec personne du fantastique sujet de la transformation de forme. Il avait d’ailleurs reçu l’ordre, de l’Autorité Silkie, de garder secrètes ses connaissances particulières.

Les Silkies d’origine – comme Ou-Dan – avaient la faculté innée de prendre n’importe quelle forme vivante pouvant contenir, dilater ou compresser le nombre total des molécules en cause ; pas seulement une forme humaine. C’était cependant une transformation d’un niveau élémentaire, commençant par une ressemblance générale interne et externe, pas très raffinée mais adéquate pour n’importe quel dessein raisonnable. De plus, en présence d’une forme de vie, ils pouvaient reproduire cette forme de vie à n’importe quel niveau de raffinement, à condition que l’être à copier soit tout proche.

Les Silkies terrestres, eux, avaient été biologiquement limités au changement humain-Silkie-B-Silkie-C, qui se produisait automatiquement une fois qu’il était déclenché.

Seul Nat Cemp, de tous les Silkies terrestres, pouvait aller au-delà du cycle Silkie-humain.

En affrontant le remarquable Kibmadine, il avait appris sa méthode parfaite de métamorphose. Il lui suffisait du souvenir d’un être rencontré une fois pour devenir en tous points semblable à cet être.

Après avoir agité, dans le secret, ces pensées, Cemp transmit d’un ton conciliant :

— Ne sous-estimez pas les êtres humains.

— Non, tant qu’ils vous manœuvreront !

— Même avec les six mille Silkies d’origine s’ajoutant à notre propre nombre, dit Cemp, la population Silkie totale, dans tout l’univers, est de moins de huit mille. Une telle minorité doit s’adapter aux innombrables formes de vie des populations planétaires.

— Je n’ai à m’adapter à rien du tout, protesta Ou-Dan. Je suis libre de faire ce que je veux.

— Tout au long de l’histoire humaine, chaque fois que le peuple a obtenu le droit de faire son propre choix, il a fini par refuser de coopérer, même pour le bien commun. Bientôt, chaque individu s’est institué son propre chef, estimant que son opinion était aussi bonne que celle du voisin. Naturellement, les gens sont vite tombés sous la coupe d’individus habiles et ont été finalement manipulés et plongés dans un nouvel esclavage. Et maintenant voilà que vous commettez la même erreur en refusant de collaborer.

— Que les autres collaborent avec nous ! Les êtres supérieurs, c’est nous.

— Si nous étions si grands, rétorqua Cemp, comment se fait-il que nous soyons restés si peu nombreux ?

— Eh bien… Nous avons eu la malchance de nous heurter à une race possédant encore plus de capacités que nous. Du moins c’est ce que dit la légende. Et naturellement, nous nous sommes trouvés ensuite dans ce météorite sous le contrôle du Glis et notre nombre a été volontairement limité.

Cemp fit observer avec douceur que le contrôle des Silkies par le Glis faisait d’eux des esclaves.

— Par conséquent, nous pouvons déduire qu’il y a longtemps les Silkies avaient atteint le stade où ils refusaient de s’unir pour le bien commun. Nous pouvons concevoir aisément d’énormes egos, obstinés et ridicules, qui ne pensaient jamais à la survie de l’espèce. Nous pouvons les imaginer résistant avec entêtement à tout système de lois, partant dans l’espace à la moindre menace, se croyant absolument invulnérables. Et puis un jour, là-bas dans les sombres profondeurs de l’espace, ils se sont heurtés à forte partie et ils ont été impitoyablement traqués par un ennemi sans remords.

— Je ne vois pas comment des Silkies libres tels que nous pourraient discuter avec quelqu’un d’aussi conformiste que vous !

— Dites plutôt digne de confiance, répliqua Cemp. On peut se fier à moi pour faire ce que je dis. Il est évident que vous et vos semblables êtes incapables de décider quel rôle vous voulez jouer.

— Pourquoi aurions-nous un rôle ? Pourquoi devrions-nous travailler à quoi que ce soit ? Pourquoi est-ce que les êtres humains ne pourraient pas travailler pour nous, et non l’inverse ? Voilà une question parfaitement pertinente.

Cemp expliqua que les êtres humains semblaient s’accommoder facilement de leur actuelle association avec les Silkies. Que cela ne serait peut-être plus vrai si les conditions de l’association étaient modifiées.

Cette éventualité parut laisser Ou-Dan indifférent. Et Cemp comprit que c’était beaucoup demander à quelqu’un qui n’avait encore jamais eu de contacts avec des êtres humains que de se soucier d’eux. Tandis que lui, né d’une mère humaine, les aimait. Il déclara donc, pour mettre fin à la discussion :

— Nous tiendrons bientôt une assemblée générale. Nous en reparlerons alors.

Une telle réunion avait déjà été proposée par Charley Baxter, chef de l’Autorité Silkie. L’attitude des Silkies d’origine l’angoissait autant que Cemp.

Ou-Dan grommela :

— Je n’ai plus rien à apprendre ici. Au revoir.

Sur quoi il s’élança dans l’espace et disparut rapidement. Bientôt, il ne s’enregistra plus sur l’onde magnétique autrement que comme tous les débris et les épaves de météorites qui encombraient l’espace.