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Cemp s’aperçut qu’il enregistrait de nouveau les pensées de l’autre être.

Cet être – le Nijjan ennemi – prit conscience d’une présence sur sa gauche.

Il regarda de ce côté et vit que N’Yata s’était déplacée de son lointain centre d’être dans son espace à lui.

C’était un mouvement qu’il accueillait avec joie et admirait, car elle était au moins à un demi-stade au-dessus de lui par le développement. Normalement, il aurait apprécié sa venue parce que c’était à la fois flatteur et instructif pour lui. Et, normalement, cela aurait été pour lui une occasion idéale d’observer et d’imiter sa plus grande perfection.

Mais les circonstances n’étaient ni normales ni ordinaires. Elle était venue pour répondre à son appel au secours, à son impuissance déroutante devant Cemp.

Ce qu’elle en pensait se devinait à son mouvement et il la perçut comme un simple point doré de la taille d’un atome. Il put noter sa position et sa petitesse sur sa gauche grâce à un quadrillage de lignes de forces.

Cemp fit la même observation mais bientôt il eut une pensée personnelle : Comment est-ce que j’observe tout ceci ? Puis il comprit : avec sa propre énergie, automatiquement suscitée en lui par une émotion qui (les pensées de l’autre être le notèrent avec une autocritique ironique) n’était encore qu’à quelques vibrations au-dessus de la trahison.

Une fois encore la logique des niveaux, avec toute sa conscience implicite de la nature de l’émotion, fut pour Cemp l’unique moyen de défense. Et naturellement, comme avant, la trahison n’était vraiment pas une tactique lui permettant de remporter sur quelqu’un une victoire décisive.

De plus, il répugnait instinctivement à déclencher chez la puissante N’Yata quelque ultime niveau de gain.

Tenant compte de ces diverses restrictions, il dirigea son unique défense contre toute la destruction implicite dans l’émotion de trahison. Subtilement. Il souffla à N’Yata une signification plus joyeuse de la trahison. Suggéra la séduction. Argua que le plaisir dépassait les aspects négatifs.

C’était une contre-offensive habile, car le point doré changea de position dans l’espace, glissa pour se placer juste en lace de lui.

Combien d’années-lumière étaient en cause dans ce déplacement, Cemp ne pouvait l’imaginer. Car N’Yata était encore très lointaine et les vastes distances défiaient la mesure par sa technique une-demi-marche-plus-bas, reflétant l’état du corps Nijjan qu’il avait reproduit.

Tu peux encore trahir ! C’était la pensée-sensation qui affluait à présent du point doré vers Cemp. Ayant transmis le message, le point commença à reculer. Cemp sentit distinctement baisser son propre niveau d’énergie à un niveau encore plus bas (que la trahison) de chagrin et d’apathie. En regardant s’éloigner le point, son premier désir fut de mourir tant était grand le reflux de son énergie vitale.

Il reconnut cela comme une tentative de meurtre où le cœur n’y était pas, sentit qu’alors même qu’elle savait qu’il n’était pas le vrai G"Tono, elle était perplexe et ne pouvait finalement se résoudre à détruire un autre Nijjan, pas même une reproduction.

Sa retraite signifiait son intention de considérer le problème. Il sentit qu’elle le relâchait…

Sa pensée prit fin. Il était de nouveau dans la salle de l’ordinateur. Il regarda Baxter et lui demanda par téléphone :

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

Ayant posé la question, Cemp eut conscience de trois choses. La première était simplement intéressante. Pendant la… confrontation de Cemp avec N’Yata, Baxter s’était éloigné. Il le regardait, maintenant d’un air méfiant.

Cemp répéta sa question, en la regardait :

— Il m’est arrivé quelque chose. Qu’a-t-il paru se passer pendant ce temps-là ?

Cette fois, Baxter s’anima. Il répondit à haute voix :

— Je ne reçois plus tes pensées. Alors laisse-moi simplement te dire qu’en ce moment je sens que ton corps de Nijjan diffuse plus de force que je ne peux en supporter. Tu es de toute évidence dans un autre état d’énergie.

Cemp se rappela son propre problème quand il avait reçu la communication du Nijjan. Après avoir réfléchi un moment à la difficulté, il tenta d’effectuer un réglage de sortie sur la banque de cellules consacrées au problème puis il télépathisa à Baxter, à titre d’essai.

Une expression de soulagement apparut sur les traits maigres de Charley.

— Ça va, nous sommes branchés. Que s’est-il passé ?

Cemp rapporta brièvement son expérience.

— Il n’y a pas de doute que mon emploi original de la logique des niveaux a troublé le premier Nijjan que j’ai rencontré, qui s’appelle G"Tono, si j’ai bien compris. En le faisant monter en spirale jusqu’à une situation d’ultra-gain, j’ai échappé à ce qu’il pouvait projeter. Et maintenant, en devenant son double – essentiellement c’est tout ce que j’ai fait – j’ai momentanément troublé N’Yata. Mais elle s’est très vite ressaisie. Alors le temps presse.

— Tu crois…

— Attends !

La deuxième prise de conscience s’emparait de l’esprit de Cemp, et cette fois ce n’était pas seulement intéressant mais urgent : la conscience d’être un Nijjan.

Tout s’était passé si vite. Au moment de la transformation, le transfert instantané à une confrontation avec N’Yata ; puis le retour…

À présent Cemp se rendait compte qu’en tant que Nijjan il pouvait entendre des sons. La voix de Baxter lui était parvenue à un niveau normal, pression terrestre au niveau de la mer, semblait-il.

Avec ce point de départ, Cemp procéda à une orientation éclair ; pas seulement le son mais la vue, le toucher, les sensations proprioceptives ; une gamme apparemment physio-émotionnelle humaine.

Et il pouvait marcher. Il sentait des appendices aux formes bizarres qui le soutenaient, l’équilibraient, lui permettaient de se tenir debout… et des choses comme des bras, en plus sinueux.

Cemp ne s’étonnait pas d’avoir conscience de facultés humaines. Le changement de forme n’était pas un changement d’être mais une modification caméléonesque de l’aspect, modification totale sans commune mesure avec un simple camouflage pour se fondre dans le décor.

Il était l’humain-Silkie Nat Cemp, sous la forme d’un Nijjan. Ses cellules natives de la Terre composaient encore la matière fondamentale de son nouveau corps, certainement différentes des cellules réelles d’un Nijjan.

Cependant la similitude, dans tous ses moindres détails, était suffisamment complexe pour intéresser Cemp. Celui lui faisait espérer qu’ayant une forme de Nijjan il pourrait aussi découvrir certains des secrets, des capacités de cette forme.

Son attention continua de sauter d’un point à l’autre de son corps de Nijjan.

Les jambes et les bras – être capable d’en avoir dans le vide de l’espace – ça, c’était différent du Silkie-humain.

La forme de Silkie ne pouvait survivre dans l’espace que si la chair et la structure interne étaient séparées du vide par la substance chitineuse dure comme l’acier. Pour cela, même des jambes devaient être énormes. Ainsi les Silkies n’avaient que des demi-jambes et rien qu’une grimace là où auraient dû se trouver la tête et le visage.

Les Nijjans avaient évidemment la même possibilité sans avoir besoin de changer de forme. Un substance dure ? Il n’y paraissait pas. Cela ressemblait davantage à une structure moléculaire différente.

Pas le temps de découvrir ça !

Sur un niveau plus élevé, il y avait dans le corps de Nijjan toute la sensibilité de la longueur d’onde magnétique et de la radiation ; de plus, la conscience de la gravité et tous les centres de stase permettant aux Silkies d’opérer de façon stable dans le vide de l’espace.

Plus encore…

Cemp perçut un autre ensemble de centres de contrôle très haut dans la partie la plus épaisse de la forme pyramidale. Mais ces régions nerveuses étaient silencieuses, ne diffusaient pas d’énergie, ne réagissaient à aucun de ses ordres lancés en hâte.

S’il existait une activité automatique au-delà du niveau de la survie chimique, dans cette masse de substance nerveuse, Cemp ne pouvait la détecter.

Il se demanda avec inquiétude si c’était le lobe de contrôle spatial du cerveau Nijjan. Et il n’avait pas le temps d’expérimenter. Pas encore.

Le plus rageant, c’était qu’aucune image d’une plus grande énergie pyramidale ne se projetait sur lui. Donc, ce n’était pas un procédé automatique. Serait-ce une projection quelconque des cellules de contrôle spatial ?

Pas le temps d’examiner ça non plus, pas le temps car une troisième certitude s’imposait à son attention et là, il y pouvait quelque chose.

De plus, selon son raisonnement, c’était en rapport avec la deuxième prise de conscience. Ainsi, il ne renonçait pas à savoir ce que c’était d’être un Nijjan pour s’occuper d’une chose moins urgente. Pas complètement, en tout cas.

— Attends… Encore un petit peu, dit-il à Baxter.

Ayant transmis la seconde prière, Cemp plaça une autre pensée sur un rayon magnétique qu’un humain pouvait lire.

La pensée était dirigée vers le quartier général terrestre des Silkies de l’espace. Elle était sur une ligne ouverte : aussi ne fut-il pas surpris quand il reçut des réponses de trois esprits, dont une femme Silkie.

Elles étaient toutes semblables :

— Nous, Silkies de l’espace, avons décidé d’un commun accord de ne pas discuter individuellement de nos affaires.

— Ce que j’ai à dire est très urgent. Avez-vous un porte-parole ? demanda Cemp.

— Oui. I-Yun. Mais il faut que vous veniez. Il ne parlera qu’en présence de quelques-uns d’entre nous.

Cela impliquait une action de groupe, une pensée de groupe ; des décisions par le plus grand nombre, pas une seule personne. Considérant ces restrictions – rapidement –, Cemp eut une soudaine intuition, une pensée qui était sûrement d’une importance capitale.

— Je serai là dans…

Cemp s’interrompit, se tourna vers Baxter et demanda :

— En combien de temps peux-tu me faire conduire au quartier général des Silkies de l’espace ?

Baxter pâlit.

— Ce serait trop long, Nat ! Un quart d’heure, vingt minutes…

— Dans vingt minutes. Alors rassemblez-vous tous dans une pièce ! dit Cemp en complétant sa pensée aux Silkies dans leur lointain QG.

Sur quoi il persuada mentalement Baxter, qui protestait toujours, de courir littéralement à l’ascenseur le plus proche. Des têtes se tournèrent et des yeux s’écarquillèrent en voyant le corps argenté du Nijjan et l’être humain galoper côté à côte. Mais déjà Cemp expliquait, déjà il persuadait son ami.

Ainsi, tout ce que pouvait faire l’Autorité le fut.

Un ascenseur qui descendait s’arrêta au signal d’urgence et les transporta sur le toit. Un hélijet sur le point de décoller fut retenu par préemption de la tour de contrôle et bientôt il s’éleva des immenses bâtiments de l’Autorité Silkie en s’écartant de plusieurs degrés de sa destination originale.

Quelques minutes plus tard, l’appareil piqua vers la zone d’atterrissage de l’immeuble de trois étages qui avait été attribué aux Silkies de l’espace comme quartier général provisoire.

Pendant le vol, Cemp reprit sa communication au niveau magnétique. Il s’adressa au trio récepteur :

— Comme je n’obtiens de lui aucune réaction sous ma forme Silkie, je présume que nous, les Silkies terrestres, n’avons aucun des anciens réflexes au sujet des Nijjans. Mais j’ai pensé que les Silkies du météorite pourraient en conserver.

Un long silence tomba puis un autre esprit envoya une pensée par le rayon magnétique :

— Ici I-Yun. Toutes les restrictions sont momentanément levées. Répondez par les vérités que vous pouvez connaître.

La pensée de la femme Silkie fut la première.

— Mais il y a de cela tant de générations ! pro-testa-t-elle. Vous croyez que nous avons une mémoire atavique, après si longtemps ?

— Je ne puis que l’espérer, répondit Cemp, mais…

Il hésita. L’idée qui lui venait était plus fantastique encore. D’après ce que lui avait dit le Glis, il avait eu l’impression qu’un certain nombre de véritables Silkies d’origine existaient encore.

Sa brève hésitation prit fin. Il se décida et transmit la pensée.

Un Silkie masculin répondit avec stupéfaction :

— Qui auraient cent mille ans, vous voulez dire ?

— Peut-être pas autant. À vrai dire je calcule, d’après les pensées-sensations que j’ai enregistrées, qu’il n’y a pas cent mille ans que le Glis s’est attaché les Silkies. Mais de cinq à dix mille, oui.

Encore un silence ; puis :

— Qu’attendez-vous d’un tel Silkie ? Qu’il puisse vaincre un Nijjan ? N’oubliez pas qu’à notre connaissance ce sont les Silkies qui ont été vaincus et décimés. Et d’ailleurs, comment retrouverons-nous les vieux ? Personne ne se rappelle rien d’aussi ancien ; le Glis y a veillé, avec ses techniques d’effacement de la mémoire. Avez-vous une méthode pour stimuler d’aussi antiques réflexes ?

Cemp, qui avait la méthode parfaite et pratique, voulut savoir combien de Silkies étaient présents dans le bâtiment à ce moment-là.

— Une centaine, répondit I-Yun.

C’était un échantillon assez important, semblait-il. Cemp demanda s’ils s’étaient tous réunis comme il l’avait souhaité.

— Non, mais nous pouvons les rassembler si vous y tenez.

Cemp y tenait beaucoup.

— Et vite ! pressa-t-il. Je vous jure qu’il n’y a pas de temps à perdre.

Au bout de quelques instants, il envoya un nouveau message magnétique :

— Mr Baxter et moi nous posons en ce moment sur le toit. Nous serons dans la grande salle d’ici une minute environ.

Pendant une minute, il transmit un courant de pensées au groupe, en expliquant son analyse.

La question capitale était de savoir, puisque les Silkies avaient été effectivement décimés dans un lointain passé par les Nijjans, comment quelques-uns avaient survécu.

Pourquoi tous les Silkies n’avaient-ils pas été exterminés ?

Comme les survivants, ou leurs descendants, étaient les seuls Silkies que l’on eût sous la main, la réponse devait être profondément enfouie dans leur subconscient, ou alors pourrait être extraite par une stimulation des molécules ataviques DNA-RNA.

Cemp et Baxter sortirent de l’ascenseur et marchèrent rapidement dans un couloir vers une grande porte verte.

En ce pénultième instant, la pensée d’I-Yun révéla une inquiétude.

— Mr Cemp, télépathisa-t-il anxieusement, nous avons coopéré avec vous plus que nous n’étions disposés à le faire avec quiconque sur la Terre. Mais je pense qu’avant d’aller plus loin nous devons savoir ce que…

À ce moment Baxter poussa la porte verte et Cemp entra dans la salle.

Cemp eut conscience que Baxter repartait par le couloir en courant à toute vitesse ; sa retraite était d’ailleurs protégée par un écran d’énergie que Cemp avait dressé au moment où il franchissait le seuil. Ils étaient convenus que Baxter s’en irait pour que Cemp n’ait pas besoin de consacrer son attention à sa défense.

Baxter était venu jusque-là parce qu’il voulait voir la salle où attendaient les Silkies de l’espace. Avec cette pré-représentation, il pourrait obtenir le reste par le canal télépathique que Cemp laissait ouvert pour lui.

En cas d’urgence, son expérience serait précieuse. Telle était l’idée…