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Comme l’avait prévu Cemp, sa transformation commença en cours de route. Quand il fut placé à bord du vaisseau Kibmadine, il se trouvait déjà, dans un réservoir d’eau, au premier stade de son changement spontané, l’état de poisson.

Il serait un Silkie de classe-B pendant un peu plus de deux mois.

Lorsque Di-isarinn arriva enfin au minuscule vaisseau sur sa lointaine orbite au-delà de Pluton, il remarqua immédiatement que l’on avait touché au mécanisme d’entrée et il sentit à bord la présence de Cemp.

Au cours d’innombrables millénaires, les réflexes de Di-isarinn s’étaient atrophiés ; il ne connaissait pas l’angoisse. Mais il reconnut tout de même qu’il y avait là toutes les apparences d’un piège.

En un éclair, il s’assura qu’il n’y avait pas à bord de source d’énergie capable de le détruire. Il n’en trouva pas, pas de relais, rien.

Une faible énergie émanait du réservoir, mais elle n’avait aucune raison d’être que Di-isarinn pût détecter.

Il se demanda avec mépris si ces humains s’imaginaient qu’ils pourraient réussir un coup de bluff qui l’amènerait, lui, à ne pas réintégrer son propre vaisseau.

À cette pensée, il actionna le mécanisme d’entrée, pénétra à l’intérieur, prit une forme humaine et s’approcha du réservoir placé au milieu de la petite cabine. Il regarda Cemp, posé sur le fond.

— Si c’est un bluff, dit-il, je ne pourrai absolument pas y succomber puisque je ne puis aller nulle part ailleurs.

À l’état de poisson, Cemp entendait et comprenait la parole humaine mais il ne pouvait parler. Di-isarinn insista :

— Il est intéressant que l’unique Silkie que je ne puisse lire en ce moment ait pris le risque considérable de venir à bord. Ton ordinateur t’a aidé à t’ajuster sur moi, mais tu as peut-être été atteint par le désir que j’ai essayé d’éveiller chez toi, plus qu’il n’est apparu sur le moment. Tu rêves peut-être de l’extase et de la douleur que j’ai offertes.

Tendu, Cemp se disait : Ça marche. Il n’a pas remarqué comment il en est venu à aborder ce sujet.

La logique des niveaux commençait à faire son effet. C’était un monde étrange, celui de la logique. Durant presque toute sa longue histoire, l’homme avait été mû par des mécanismes insoupçonnés de son cerveau et de son système nerveux. Un centre du sommeil l’endormait, un centre de l’éveil le réveillait, un mécanisme de rage le mobilisait pour l’attaque, un complexe de peur le poussait à la fuite. Il y avait plus d’une centaine d’autres mécanismes, chacun avec sa mission spéciale, chacun une merveille en soi de parfait fonctionnement, malheureusement rouillés à cause de l’incompréhension de l’homme se fiant au hasard pour déclencher l’un ou l’autre.

Durant cette période, toute la civilisation se réduisait à un code d’honneur et de conduite et à des tentatives nobles ou ignobles de rationaliser les simplicités innées. Vint enfin le développement de la compréhension et du contrôle des mécanismes nerveux, d’abord un, puis un autre et ensuite beaucoup.

Le véritable Âge de Raison commençait. Se fondant sur cette raison, Cemp se demanda si le niveau Kibmadine était plus bas ou plus haut que, par exemple, celui du requin. Il jugea qu’il devait être plus bas. Le seuil de comparaison consistait à savoir si l’homme avait introduit le cannibalisme dans la civilisation. Un niveau de logique inférieur s’appliquait à cela.

Le requin était relativement pur à l’intérieur de son cadre. Il vivait selon un système de feedback et avait une existence assez bien équilibrée. Il ne vieillissait pas, à la manière des humains. Il devenait plus vieux, et plus long. C’était un système d’une sauvage simplicité. Rester en mouvement, telle en était la loi. Quelle poésie que ce mouvement perpétuel dans la vaste mer profonde qui l’avait engendré ! Mais le cycle était le suivant : éprouver le besoin d’oxygène, s’exciter, nager plus vite ; assez d’oxygène, ralentir, croiser, s’arrêter même. Mais pas pour longtemps. Le mouvement continu, telle était la vie du requin.

Manger, en soi, était un niveau plus bas, plus fondamental, remontait plus loin dans le passé de la cellule. Ainsi les puissants Kibmadines avaient introduit dans leurs innombrables formes un schéma vulnérable, auquel ils ne renonceraient jamais, quel que fût leur contrôle des autres mécanismes fondamentaux de leur corps…

Di-isarinn se sentait calme et maître de lui. Il était dommage que le Silkie eût si correctement analysé la structure des Kibmadines. Mais cela n’avait pas d’importance. Dans d’autres circonstances, la Terre aurait pu être une planète à détruire. Mais il n’y avait aucun risque que suffisamment de Silkies soient produits à temps pour sauver le système de l’invasion.

Ainsi une autre race connaîtrait, avec le temps, l’extase d’être dévorée à l’instant culminant de l’acte d’amour.

Quelle joie de recevoir de dizaines de millions de cellules d’abord la résistance, la terreur, et puis le contraire, chaque partie de l’être avide d’être mangée, suppliant, exigeant…

Le calme de Di-isarinn fit place à l’excitation quand les images et les sensations se reformèrent dans son esprit au souvenir de dix mille festins d’objets d’amour.

Je les ai vraiment tous aimés, pensa-t-il tristement. Dommage qu’ils n’aient pas été élevés de manière à apprécier à l’avance l’ultime délice de la fin anéantissante d’une orgie sexuelle.

Di-isarinn avait toujours regretté que les préliminaires eussent à rester secrets, particulièrement avec les êtres qui avaient la faculté de transmettre leurs pensées à d’autres de leur espèce et ainsi de les avertir. Le plus grand plaisir venait, une fois le dénouement connu, au moment où une partie de la joute amoureuse consistait à rassurer les êtres inquiets et tremblants, à calmer les cœurs battants.

« Un jour, avait-il dit à des milliers de partenaires d’amour, je rencontrerai quelqu’un qui me mangera. Et alors…»

Toujours, il avait tenté de les persuader qu’il se réjouirait d’être dévoré.

L’inversion en cause était un phénomène de la vie même, le besoin de succomber pouvait être aussi puissant que l’instinct de conversation.

Debout devant le réservoir, contemplant Cemp, Di-isarinn éprouva une vive émotion alors que la perspective d’être mangé lui traversait l’esprit comme un fantasme. Il avait déjà eu de telles visions, mais jamais aussi vives.

Il ne remarqua pas qu’il dépassait le point de non-retour. Sans réfléchir, il se détourna du réservoir ; oubliant Cemp, il se transforma rapidement en une forme connue, au long cou, à la peau marbrée et lisse et aux dents puissantes. Il se rappelait bien la forme, avec tendresse. Les membres de la race avaient été des objets sexuels peu de temps auparavant, pour les Kibmadines. Leurs corps possédaient un système de nerfs de plaisir particulièrement sensible.

Di-isarinn se mourait d’impatience.

Alors même qu’il était en train de devenir la forme, son long cou se courba. Un instant plus tard les dents, mues par l’impitoyable force de morsure des Kibmadines, tranchèrent net une cuisse.

La douleur fut si effroyable qu’il hurla. Mais dans son cerveau envoûté le cri n’était qu’un écho des innombrables cris que sa morsure avait causés dans le passé. Maintenant, comme alors, le son l’excitait presque aux limites du seuil de tolérance.

Il mordit plus profondément, déchira, mangea plus vite.

Il dévora près de la moitié de son propre corps avant que l’imminence de la mort fasse naître un embryon de peur du fond de son véritable passé. Gémissant, malade de nostalgie, il ouvrit une ligne de transmission avec son contact sur la planète du lointain soleil où vivait à présent son espèce.

Au même instant, une force extérieure le submergea et coupa ses communications personnelles. À l’unisson, une douzaine de Silkies envoyèrent une décharge électrique sur cette ligne, le maximum, pensaient-ils, de ce qu’elle pourrait supporter.

La décharge qui frappa le lointain Kibmadine totalisait plus de 140 000 ampères à plus de 80 000 volts. Elle était si puissante qu’elle brisa tous les réflexes de défense du correspondant de Di-isarinn et le calcinèrent en une seule bouffée de flamme et de fumée.

Aussi rapidement qu’elle avait été ouverte, la ligne cessa d’exister. Le système de Sol n’était plus maintenant qu’une lointaine étoile anonyme…

Le réservoir de Cemp fut transporté vers l’océan. Cemp glissa dans la mer et nagea contre la marée montante, tandis qu’un liquide bouillonnant pénétrait dans ses ouïes. Quand il atteignit l’eau profonde, il plongea. Bientôt le tonnerre des brisants s’atténua derrière lui. Devant lui, c’était la mer bleue et la vaste corniche sous-marine où une colonie de Silkies de classe-B menaient leur existence de poisson.

Il allait habiter avec eux dans leurs villes en coupoles… pendant un temps.